
BONJOUR,
Dans le cadre du confinement, et pour vous permettre de lire, de sous distraire en des moments si particuliers, je vous offre un des récits à suspense que j’ai extrait de mon 2ème livre publié « Destinations étranges » pages 109 à 151. J’espère que cette histoire d’environ 50 pages vous plaira (même si on ne peut pas plaire à tout le monde).
Bien sûr cette lecture est gratuite mais, comme moi aussi j’ai besoin d’être encouragée, je vous remercie :
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- Il n’y a rien d’obligatoire bien sûr mais si cela vous plaît je pourrais alors renouveler cette expérience et publier plus tard, sur ce blog, d’autres histoires. Merci de ne pas vous contenter seulement de lire. Un petit message à l’auteure, fait toujours plaisir.
Bonne lecture et bon courage pour ce Confinement Littéraire !
Amitiés,
Audrey Degal
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Qui suis-je ?
Quel jour est-ce ?
Où vais-je ?
L’ailleurs n’apporte pas toujours la réponse.
L’OREE DES MONDES
CHAPITRE 1, Un monde sans faim
– J’aurais tant aimé dormir plus longtemps, murmura Thibault en se réveillant comme chaque matin, travée 3797, allée 148, couloir 11, chambre 12, lit 3A.
La musique douce et mélodieuse venait de retentir, une fois de plus, tirant chacun d’un sommeil profond. Quelques instants plus tard, une voix féminine bienveillante déversa un flot de paroles, comme d’habitude. Elle remerciait les membres de la communauté pour leur contribution, les invitait à s’habiller rapidement et à aller se restaurer dès qu’on les inviterait à le faire. Les portes des chambres allaient bientôt s’ouvrir. Il faudrait sortir. Nul ne pouvait rester. C’était ainsi.
– Allez, lève-toi. Qu’est-ce que tu as à fixer le plafond comme cela ? On dirait que tu viens de faire une découverte. Rien n’a changé depuis hier et ce sera la même chose demain et tous les jours de notre vie…
– Tais-toi donc ! Tu n’en as pas assez de recommencer encore et encore la même journée, le même travail… Tu ne te poses jamais de questions ?
– Et lesquelles devrais-je me poser ? Je suis heureux. Tout va bien, cela me suffit.
– Je ne sais pas moi, mais tu ne t’es jamais demandé ce que nous faisions ici, pourquoi nos journées se répétaient inlassablement, qui nous nourrit, qui nettoie nos chambres et l’étage, qui…
– …Je ne sais pas. En revanche ce que je sais, c’est que nous allons être en retard si tu continues, rétorqua Luc tout en sortant son linge d’une armoire.
– Et cette voix. Qui se cache derrière elle, d’où vient-elle ? Tous les matins elle nous balance le même message, elle nous rassure, nous réconforte et nous dit gentiment d’obéir sans traîner. Je ne le supporte plus. Tous ces matins identiques, toutes ces journées semblables, toutes ces têtes baissées qui obéissent sans savoir… je n’en peux plus !
– Non mais tu t’es entendu parler aujourd’hui ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Nous vivons ainsi depuis toujours. C’est notre vie, c’est notre foyer ici, nous devons faire notre travail pour le bien de tous et le nôtre. C’est notre mission et…
– Et cela te suffit ! Nous faisons notre travail pour le bien de qui exactement ? Peux-tu répondre ? Où va notre production ? Qui produit pour nous ? Vraiment je ne comprends pas notre monde.
– Ouvre les yeux ! Nous y sommes bien. Nous n’avons aucun souci, aucun problème alimentaire, aucun…
– … aucune envie de partir… C’est ce que tu allais dire. Justement si tu n’as jamais songé à quitter cet endroit, à aller ailleurs, moi si !
– Et que comptes-tu faire ? Où veux-tu aller ? On ne sait même pas ce qu’il y a autour de nous, de notre immeuble cité.
– L’idée de t’enfuir ne t’a jamais traversé l’esprit ?
– Jamais, affirma Luc en regardant son camarade droit dans les yeux. Jamais. Ma vie me convient. Franchement tu dérailles complètement. Et où voudrais-tu aller hein ? Tu as choisi une destination ? La chambre d’à côté peut-être, ou bien l’étage du dessus ?. Enfin, Thibault, réfléchis un peu. C’est ici, dans cet endroit protégé qu’est notre vie. C’est notre monde.
– Notre monde ! Et où se trouve-t-il notre monde ?
La voix interrompit la discussion, indiquant que la fermeture des portes des chambres était imminente et que les retardataires devaient accélérer. Elle précisa aussi que l’équipe médicale avait déjà détecté les malades dans les dortoirs, lesquels seraient pris en charge et automatiquement dirigés vers l’unité de santé. On entendait déjà les mécanismes s’activer, poussant les lits de certains sur des rails afin de les diriger vers les médecins dans le bloc 15 situé tout au bout du couloir 11. Là, du personnel les accueillait avec des sourires angéliques.
Dans la chambre 12, une caméra venait de pivoter. Elle était à présent braquée sur Thibault qui poursuivit :
– À quelle patrie appartenons-nous ? Quels lendemains préparons-nous et pour quels enfants ? Où sont les enfants ? Luc, tu te contentes de vivre ou plutôt d’exister et moi cela ne me suffit plus.
Ce dernier glissa du linge dans les bras de son ami qui s’habilla machinalement, jetant ses vêtements de nuit sur le lit qu’il venait de quitter.
– Sortons, vite. Tu parles, tu parles mais les portes vont se fermer.
Thibault se laissa pousser dehors et presque immédiatement il entendit le verrouillage de la chambre 12. Les vitres transparentes se teintèrent aussitôt rendant la pièce impénétrable visuellement.
– C’était moins une, remarqua Luc.
– Et alors. On va nous gronder ? On va nous punir ? Mais que crains-tu ?
– Je ne sais pas mais ce qui est sûr, c’est que si tu continues ainsi, si tu jettes le trouble parmi nous, si tu poses problème, ils interviendront.
– Qui ?
– Les hommes en blanc. Tu le sais pertinemment. Tu les as déjà vus à l’œuvre. Ils surgissent, on ne sait d’où, ils sont violents, déterminés, nombreux… Méfie-toi Thibault. Ils vont finir par s’intéresser à toi. Ils ne sont pas comme nous, ils sont particulièrement forts. Ils ne sont pas de notre monde.
– Tu vois, tu l’admets toi-même. Tu dis qu’ils ne sont pas de notre monde. Tu acceptes donc l’idée qu’il y a d’autres mondes et moi je ne veux pas rester ici, dans le nôtre. Il est aseptisé, voué au progrès, à la création, au développement mais au développement de quoi ?
– Peu importe ! Cela m’est bien égal pourvu que…
– …Chut, chut, fit Thibault en appliquant une main ferme sur la bouche de son ami. Écoute ! Tu entends comme moi. Il y a des voix à l’intérieur de la chambre maintenant. Il y a quelqu’un. J’en suis sûr.
– Oui j’entends. Et alors oui il y a quelqu’un. Ces gens font notre chambre, rangent notre linge… C’est ce que j’aime dans cette vie. Je n’ai pas à me soucier de ces corvées. Avançons maintenant ! On a assez traîné.
Le couloir était long, peu éclairé. Ils étaient les derniers à s’y trouver encore.
Le ballet des trains de lits de malades avait cessé et les dortoirs redevenaient calmes. La voix retentit alors :
– Luc et Thibault, chambre 12, lits 3A et 3C. Veuillez avoir l’amabilité d’activer les pas. Vous êtes particulièrement en retard et la conversation que vous avez eue ne mène à rien.
Les mains dans les poches, ils accélérèrent leur marche et se présentèrent quelques minutes plus tard devant l’immense salle de restauration.
Tout le monde était attablé à la place qui lui était assignée. Sur les murs du réfectoire, on pouvait admirer des animations perpétuelles telles que des champs d’orangers et de citronniers, un lever de soleil sur la mer et un chalutier remontant des filets de poissons qui frétillaient, du blé à perte de vue, doré, s’agitant sous le vent… L’endroit était agréable mais dès que les retardataires franchirent l’entrée, il fut verrouillé.
La voix reprit alors sa litanie, invitant chacun à se restaurer convenablement en veillant à équilibrer les mets absorbés. Elle insista sur la santé liée à l’alimentation, sur la saveur des produits et leur fraîcheur incomparable.
Il n’y avait aucun personnel affecté au service mais derrière des vitres de la nourriture avait été déposée en abondance : fruits exotiques gorgés de jus vitaminés, laitages, boissons, charcuteries variées, céréales innombrables… Une montagne de viennoiseries délicieusement odorantes avait été érigée sur une table centrale. Croissants et pains au chocolat étaient encore chauds, comme les baguettes de pain fumantes que l’on avait alignées et coupées afin de faciliter leur utilisation.
Chacun devait se munir d’un plateau et se servir au fur et à mesure de sa progression devant les comptoirs garnis. Thibault se servit comme à son habitude. Cependant, lorsqu’il levait le couvercle d’un présentoir, il ne se contentait pas de prendre la nourriture. Il observait.
– Mais qu’est-ce que tu fais encore ? demanda Luc inquiet, alors que d’autres dans la salle avaient repéré l’attitude suspecte du jeune homme. Tu ralentis tout le monde !
– Nous sommes les derniers. Par conséquent je ne ralentis personne. Et puis je cherche.
– Qu’est-ce que tu cherches ? Les ennuis probablement…
– J’essaie de voir, de comprendre, de regarder si derrière ces banques il n’y a pas du personnel posté, prêt à réapprovisionner.
– Arrête Thibault. Tu me fatigues. Il n’y a rien à voir. Tout est comme d’habitude.
Quelques instants plus tard, ils s’attablèrent.
– Tu me fais peur tu sais. Et puis qu’est-ce que ça pourrait bien faire si tu voyais quelqu’un derrière, un jour. Qu’est-ce que tu ferais hein ? Tu irais parler à… à… des étrangers ? Ecoute. Je crois que tu as dû trouver des pages subversives qui t’ont mis l’esprit en marmelade.
– C’est vrai, j’ai trouvé des pages, murmura Thibault.
– Je m’en doutais ! Mais c’est interdit.
– Je sais mais je ne les ai pas inventées ces pages et elles ne sont pas apparues par magie.
– Où les as-tu trouvées ?
– Un jour, il y a environ deux mois, j’ai trouvé un bout de papier au sol, dans un couloir. Je pense que l’un d’entre nous l’a fait tomber. Je l’ai lu, même s’il manquait beaucoup de mots. Et puis j’ai gardé cette page. Elle parlait du monde d’avant, d’agriculture. Je n’ai pas tout compris. Je l’ai ensuite cachée dans un vêtement, une chaussette exactement.
– Et c’est ça qui t’as remué l’esprit ?
– Non, pas seulement.
– Que veux-tu dire ?
– Quelques jours après, la page avait disparu et à la place, il y en avait plusieurs, complètes cette fois. Je les ai toutes lues, je n’en dormais plus la nuit. Tu vois, j’ai même cette petite pile. Je l’ai fabriquée pour pouvoir lire sous les draps.
– Tu es fou, c’est interdit !
– Je m’en moque. Et puis un jour il y a eu des messages qui me disaient où je pourrais trouver des écrits. Tu entends Luc, des écrits, toujours bien cachés. J’ai pu lire des livres, des livres entiers et finalement j’ai compris.
– Quoi ?
– Qu’on nous utilise, qu’au-delà de ces murs de notre monde, il y a un autre monde, d’autres mondes, de la vie, le ciel, les océans, des animaux et qu’ici nous ne vivons pas une vraie vie.
– Tu plaisantes là ! Dis-moi que tu plaisantes !
– Tout ce que je viens de te dire est vrai Luc. Et il y a donc quelqu’un qui a fait en sorte que je découvre tout ceci. Quelqu’un m’a ouvert les yeux.
– Et que comptes-tu faire ?
– Je ne veux plus me réveiller à heures fixes, plus m’alimenter à heures fixes, plus consommer une nourriture sans savoir d’où elle provient, plus vivre comme ces machines que nous utilisons pour notre travail, plus obéir sans réfléchir. Sais-tu qu’avant sur la planète certains mouraient de trop manger tandis que d’autres ne parvenaient pas à s’alimenter ? J’ai vu des photos poignantes. La famine régnait sur certaines parties du globe. Ne trouves-tu pas cela injuste ?
– Oui c’est injuste et c’est la raison pour laquelle je me trouve très bien ici, mangeant à ma faim comme tous mes camarades et tu devrais remercier ceux, quels qu’ils soient, qui nous permettent de vivre ainsi. Nous vivons dans un monde sans faim et je ne veux jamais avoir faim. Le comprends-tu ? Je me contente de faire mon travail correctement. Nous avons de puissants ordinateurs à notre disposition. Nous avons la chance d’élaborer des programmes, de les perfectionner, de remédier aux altérations que nous rencontrons parfois… mais jamais on ne nous ennuie. Jamais on ne vient nous critiquer. Je fais mon travail et c’est tout ce qui compte. Pour cela, on me nourrit et c’est parfait ainsi !
– Certes, mais remarque qu’on ne nous apprend jamais rien de plus que ce que nous savons déjà. Et puis tu dis qu’on nous laisse bien tranquilles et que c’est un avantage. Alors, je te pose cette question : qui viendrait nous critiquer, nous demander des comptes quand de toute façon nous ne vivons qu’entre nous et qu’à part la voix il n’y a personne ? Qui regarde ce que filment les caméras, hein, qui ? On nous répète chaque jour que nous avons la chance de manger. On nous formate, comme nos ordinateurs et j’ai la certitude que l’on nous ment, qu’ailleurs nos existences pourraient être bien meilleures. Il faut partir, crois-moi. Je dois partir !
– Et comment comptes-tu t’y prendre ?
– Je vais m’enfuir ! affirma Thibault déterminé.
Dans la salle, certains s’étaient levés et avaient quitté la pièce, nonchalamment, afin de se rendre sur leur lieu de travail. D’autres, à proximité, avaient tendu une oreille et avaient ri ou s’étaient moqué en entendant les propos des deux retardataires. Jamais rien ne venait cependant ébranler le calme. Chacun savait qu’il n’existait aucune sortie, aucune issue, aucun lieu où porter son regard ailleurs que sur les murs de l’immeuble cité.
Pourtant, coupant cette paix au couteau, un plateau tomba brutalement sur le sol en un fracas tel que les derniers présents se retournèrent vers le lieu de l’incident. Là, une jeune fille s’excusait prétextant que ce qu’elle portait lui avait glissé des mains restées grasses à cause du beurre qu’elle avait répandu sur ses tartines. Un grand sourire, voire un air d’amusement, barrait son visage. En relevant l’assiette et le verre échoués au sol, elle jeta un regard vers les deux hommes. La voix intervint alors :
– Il est inutile de ramasser ce qui est tombé au sol. Ce n’est pas votre fonction. Le réfectoire va fermer ses portes. Veuillez tous vous diriger vers celles-ci avant qu’elles ne se ferment. Vous ne pouvez pas rester en ce lieu. Votre mission vous attend, pour le bon fonctionnement de la communauté. Dépêchez-vous !
Et le message fut répété à plusieurs reprises.
Se résignant, faute d’un plan élaboré qui l’accompagnerait dans sa fuite, Thibault se leva et obtempéra, précédé de Luc. Ils étaient les derniers dans la salle dont la lumière déclinait progressivement.
– Viens, allons au travail. On s’est assez fait remarquer ce matin, tu ne crois pas ! constata Luc.
– Tu as peut-être raison mais je partirai un jour. Demain ou plus tard, juste le temps de réfléchir et de savoir comment je dois m’y prendre et où aller.
– C’est ça, fit laconiquement son ami, satisfait que les projets d’évasion ne fussent plus au goût du jour.
Seul un faisceau éclairait désormais leurs pas et déjà la lourde porte d’acier commençait à gronder sur les rails en se refermant.
Au moment de franchir le seuil, Thibaut marqua un arrêt et regarda un bref instant en arrière, ne discernant que l’épaisseur de l’obscurité. Luc, qui le précédait quelques mètres devant, lui dit alors :
– Je suis ton ami. Viens, tu vas rester coincé si tu restes. Hâtons-nous et que…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que son ami fut comme happé par deux mains surgies de la pénombre du réfectoire vide et tiré à l’intérieur. Clang ! fut le bruit qui résonna lorsque les portails s’emboîtèrent, condamnant la salle jusqu’au lendemain.
– Thibault, Thibault… non ce n’est pas possible ! Thibault ! implora-t-il alors que les serrures s’enclenchaient
Resté seul, le jeune homme désemparé frappait sur la paroi métallique. Il ne cessait d’appeler son ami en vain. Quelqu’un interviendrait ! Les caméras avaient obligatoirement suivi la scène ! On allait ouvrir le réfectoire et permettre à Thibault de sortir !
Mais il ne se passa rien. Docilement chacun s’activait à sa tâche et la voix pria Luc de s’éloigner et de se rendre sur son lieu de travail. Rien ne devait perturber cette atmosphère de paix.
*
Dans l’immense salle, Thibault s’était relevé. On l’avait tracté avec une telle vivacité qu’il était tombé au sol.
Désorienté par sa chute, il ne savait plus exactement où il se trouvait. Ce dont il était certain en revanche, c’était qu’il n’était pas seul. Malgré lui, il venait de s’extirper de son monde sans faim.
CHAPITRE 2, Un monde sans fin
– Il y a quelqu’un ?
Le silence.
– Il y a quelqu’un ?
Rien.
– Répondez ! Il y a forcément quelqu’un !
Seule sa voix retentissait.
Il commença alors une conversation avec celui ou celle qui l’avait arraché à son univers, un monologue en fait.
– Bon. D’accord, vous ne voulez pas me répondre. Dans ce cas à quoi bon m’avoir attiré ici ? Si vous ne voulez pas vous montrer, je comprends mais au moins répondez-moi, éclairez-moi.
Il s’amusa de sa dernière remarque alors que l’opacité régnait.
Au lieu d’être en proie à la terreur, il gardait son calme. Il s’assit par terre, les jambes croisées en tailleur et reprit :
– Je sais que je ne suis pas seul alors arrêtez votre petit jeu, qui que vous soyez ! Vous m’avez attiré ici dans un but et certainement pas celui de me laisser mourir de faim dans le noir d’un lieu hermétique ou de m’ignorer. Vous êtes là, tout proche, je le sais.
Quand la vue fait défaut, l’oreille devient fine. Aussi Thibault était-il aux aguets. Il percevait clairement des sons. Quelqu’un se déplaçait autour de lui. Par moments il lui semblait même percevoir une respiration.
Il tournait la tête à droite, à gauche, essayant de distinguer la moindre forme. Ce ne fut qu’après de longues minutes, ses yeux s’habituant progressivement à l’obscurité, qu’il commença à entrevoir les contours de ce qui l’entourait. Il distingua d’abord, relativement proche de lui, les tables du réfectoire sur lesquelles il devinait les plateaux que l’on n’avait pas encore débarrassés. La montagne de viennoiseries s’imposait encore au centre même si sa face nord avait largement était attaquée. Les comptoirs réfrigérants qui ressemblaient à la partie émergée d’icebergs, semblaient flotter sur une mer noire d’un calme précédant une tempête. L’atmosphère était étrange. Jamais il n’avait vu cette salle ainsi.
– Et nous allons rester encore longtemps ainsi, à jouer au chat et à la souris ?
– Le temps qu’il faudra, lui répondit une voix féminine derrière lui.
Il se retourna brusquement mais il ne vit personne. La voix avait déjà changé de place.
– Enfin ! À qui ai-je l’honneur de parler ou plutôt qui a eu l’amabilité de me répondre ?
– Celle qui vous a tiré !
L’individu s’était déplacé une nouvelle fois. Il se trouvait à présent posté devant Thibault, à côté d’une table.
– J’ai besoin de savoir ce que vous voulez exactement ! ajouta-t-il.
– Et moi je voudrais savoir qui vous êtes et si je peux vous faire confiance car apparemment vous semblez en savoir plus sur moi que moi sur vous.
– Vous vous trompez. Je ne sais pas grand-chose sur vous. Je vous ai juste… observé et entendu. Vous n’êtes pas assez discret. Je me prénomme Alexandra, lui dit-elle mais je préfère que vous ne voyiez pas mon visage. Je vais m’approcher de vous. Ne bougez pas !
Un instant après, elle se postait devant lui puis s’assit à ses côtés. Thibault en fut tout surpris. Il entrevoyait enfin l’ovale d’un visage, en devinait les traits.
– Est-ce que je vous connais ? demanda-t-il.
– Je vous l’ai dit. Je ne veux pas que vous me regardiez. C’est mieux pour moi. Je ne veux pas d’ennuis. Contentez-vous de mon prénom. Que voulez-vous ? Vous voulez partir ?
– Oui. Décidément vous lisez en moi comme dans un livre ouvert.
– Rien de compliqué, je vous l’ai dit. Il était facile d’entendre votre discussion avec votre ami.
– Vous avez raison. Je crois que j’agissais ainsi afin que l’on m’entende. Je crois que j’attendais qu’il se passe quelque chose, que mon attitude produise un changement.
– Vous avez raison ! Vous avez bien failli être dans le viseur des hommes en blanc. Si je n’étais pas intervenue, vous auriez fini par avoir des problèmes.
– C’est peut-être ce que je souhaitais inconsciemment.
Il s’interrompit.
– Veuillez m’excuser mademoiselle mais je trouve désagréable de parler à une ombre.
Tout en parlant, Thibault glissa une main dans une poche. Il en tâta l’intérieur et saisit un objet.
– Je vous le répète pour la dernière fois : mon prénom suffit et je… Non, que faites-vous ?
Le jeune homme venait de lui braquer sa petite pile en plein visage. Il la reconnut.
– Mais vous êtes celle qui a renversé son plateau tout à l’heure.
Agacée, elle se leva brusquement et commença à s’éloigner. Thibault lui emboîta le pas. Elle se frayait un chemin entre les tables et les banques, poussant ces dernières et passant derrière. Elle semblait connaître les lieux par cœur. Comme elle allait lui échapper, il accéléra, se rapprocha et l’attrapa par le bras.
– Attendez-moi ! Ne partez pas ! Je vous en prie.
– Vous êtes content maintenant ! Vous connaissez mon visage et mon prénom. Moi je voulais simplement vous aider comme j’aurais aimé que quelqu’un m’aide quand… Je vous préviens…
– Excusez-moi ! Je ne veux pas vous nuire. C’était plus fort que moi. J’avais besoin de mettre un visage sur votre voix. Et puis sans vous qu’est-ce que je deviendrais ici ?Je connais cet endroit et en même temps j’y suis perdu. Que m’arrivera-t-il si l’on ouvre les portes demain et que l’on me retrouve ici ? Je voudrais juste comprendre où nous sommes, qui nous sommes, savoir ce que nous faisons là, de quoi est construit ce qui nous entoure… J’ai tant de questions sans réponses. Tenez, pourquoi avez-vous dit que vous auriez aimé que quelqu’un vous aide quand… D’où venez-vous ? Je vous en prie, expliquez-moi ce que vous savez.
Elle s’apaisa, revint sur ses pas et ils prirent place à une table après avoir poussé les restes de repas.
– Nous n’avons pas beaucoup de temps. Ils vont venir !
– Qui ?
– Ceux qui s’occupent des déchets et qui vont débarrasser ce lieu afin de le rendre propre pour demain. Cela ne s’arrête jamais. Tout recommence tous les jours.
– Comment savez-vous cela ?
– Je ne suis pas comme vous. Je ne suis pas d’ici, pas du monde sans faim comme vous l’appelez.
Thibault la regarda. Les yeux d’Alexandra flottaient dans le vide. Sa voix devint grave.
– Comme vous un jour je me suis posé les mêmes questions. Tous ces pourquoi ne me satisfaisaient pas. Là d’où je viens, nous n’avons pas d’ordinateurs même si j’ai maintenant appris à m’en servir pour me fondre dans votre monde. Dans mon monde, nous avons de longues pistes où courir, des cours d’eau où voguer et plein d’autres endroits. Nous devons nous entraîner quotidiennement et être en forme. Telle est notre mission. Ne me demandez pas pourquoi ! Nous avons aussi un lieu comme celui-ci où nous restaurer mais il y a seulement le strict minimum pour chacun. C’était bon mais on ne pouvait manger que ce qui était proposé et nous avions tous des rations différentes. Je viens du monde de l’énergie.
– Je ne connais pas ce monde.
– C’est normal, personne ne connaît les autres mondes et je suppose qu’il doit y en avoir des tas.
– Vous croyez ? Et combien en connaissez-vous ?
– Trois : le monde sans faim, le monde des déchets et le mien, celui de l’énergie. Je ne compte pas le monde de la sécurité car il est fait d’hommes qui vont partout et je ne sais pas où est leur véritable univers. J’espère qu’il existe un monde qui mène vers l’ailleurs. Je le cherche mais je ne l’ai jamais trouvé. Ce dont je suis certaine, c’est qu’il est l’une des portes de sortie.
– Comment le savez-vous et comment se fait-il que vous soyez dans mon monde ?
– Je vous le dirai plus tard mais en ce qui concerne ma présence ici sachez que comme chez vous, les livres que l’on peut consulter sont choisis et nous n’avons accès qu’à un enseignement limité à notre tâche. On ne sait que ce que l’on a besoin que nous sachions. Un jour, alors que j’étudiais, j’ai trouvé, à l’intérieur d’un livre, une page étrange, puis d’autres les jours suivants. Alors, j’ai découvert que notre monde faisait partie d’un tout. Notre monde est sans fin et je soupçonne l’existence d’une multitude de mondes. Ce serait trop long à vous expliquer ici et maintenant mais croyez-moi !
– Je vous crois, dit-il médusé de découvrir cela.
– Quand j’ai remarqué que vous étiez différent des autres, j’ai compris que je devais vous aider, que vous cherchiez la même chose que moi : la vérité et la liberté. J’ai alors décidé de glisser ces feuilles que vous avez trouvées puis des livres entiers. Et comme vous avez paru très intéressé, j’ai guetté le moment où vous seriez prêt à … comment dire… sauter le pas.
– Je commençais à m’en douter ! Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Comment êtes-vous venue dans mon monde ? questionna Thibault avide de savoir.
– J’ai eu une idée. Elle m’est venue en voyant l’unité médicale et les malades qui comme chez vous sont repérés le matin. En fait, je me suis rendue au réfectoire et j’ai attendu le tout dernier moment, alors qu’il n’y avait presque plus personne, pour me jeter par terre et simuler des douleurs au ventre. Je pensais que l’on viendrait me chercher mais je savais que cela prendrait du temps. Et les portes se sont alors fermées, comme je l’espérais. Je suis restée dans le noir assez longtemps et un moment, j’ai même regretté de me trouver là. Puis j’ai entendu du bruit. Je me suis alors cachée et j’ai vu des portes s’ouvrir, des êtres sortir et débarrasser les tables, nettoyer, tout remettre en ordre… Je me suis mêlée à eux, reproduisant leurs gestes et quand tout a été propre, j’ai moi aussi franchi les portes et je suis partie.
– Tu es passée dans leur monde ?
– Oui. C’était facile finalement. Mais leur monde, le monde des déchets est un monde abominable et j’ai vite compris que je ne pouvais pas y rester.
Thibault écoutait la jeune femme attentivement. De nouvelles perspectives s’ouvraient devant lui. L’épaisseur du noir qui les entourait scellait peu à peu leur complicité. Le tutoiement s’était soudain imposé naturellement. Dans la salle, les caméras étaient éteintes, comme les drapeaux en berne d’une nation. Elle poursuivit son récit :
– Vois-tu, autant dans ton monde vous avez de la nourriture à profusion autant chez eux c’est l’inverse. Ceux qui appartiennent à ce monde ne se nourrissent que de vos restes. Tous les jours, ils installent partout ici de la nourriture comme s’il en pleuvait mais il leur est formellement interdit d’y toucher. Comme les animaux d’une époque qui n’existe plus et que j’ai vue dans les livres, ils doivent se contenter de vos miettes dont ils ne doivent pas abuser. La voix veille et les hommes en blanc aussi. Ils sont comme prisonniers. Ils voient ces aliments, ils s’en occupent, ils les présentent mais ils leur sont interdits. Si jamais ils violent cette loi de leur monde, ils sont sévèrement punis. Leurs chambres ne ressemblent pas aux vôtres. Ils dorment sur de simples paillasses et quand ils sont malades, ils sont éliminés.
Thibault, sans paraître surpris par ces révélations, n’en fut pas moins outré.
– Et ce n’est pas le pire, poursuivit-elle. Je me suis aperçue que dans ton monde par exemple, ceux qui étaient arrêtés par les hommes en blanc finissent dans celui des déchets jusqu’au jour où, comme beaucoup d’autres, ils disparaissent à jamais.
– Je craignais que tu m’annonces quelque chose comme ça. Mais qui tire les ficelles de nos existences ?
– La voix je crois, mais il n’y a pas qu’elle. Je suspecte une instance supérieure peut-être immatérielle qui commande tout et ton monde est celui dont elle a le plus besoin. C’est la raison pour laquelle vous êtes privilégiés. Vos aptitudes à créer sont ce qui les intéresse le plus.
La tête dans les mains, le jeune homme réfléchissait.
– Cachons-nous ! Ils arrivent.
Thibault fut entraîné sous la table. La proximité de la réclusion forcée en compagnie de sa guide ne lui déplaisait pas. Il sentait la chaleur de son corps, ce qui éveillait en lui des frémissements qu’il n’avait jamais ressentis auparavant.
– Je sais ce que tu ressens, susurra-t-elle, cela aussi c’est nouveau pour toi. Tu t’habitueras, tu verras et ce n’est pas désagréable.
Pour rien au monde il n’aurait voulu que cet instant ne s’achevât. Il devait prendre fin toutefois. Le réfectoire s’éclairait progressivement d’une lumière cependant blafarde.
– Tu vois, pour eux ils éclairent la lumière, mais pas trop. Ils ne dépensent rien inutilement. Bon, à mon signal, on fonce et tu fais comme moi ou plutôt tu fais comme eux. Tu nettoies, tu ramasses et tu ne me quittes pas des yeux. Suis-moi comme ton ombre. On va franchir cette porte, là-bas ! Tu la vois ?
– Oui, assura le rebelle.
– Tu es prêt à partir ? Nous allons partir !
– Attends, l’arrêta-t-il alors qu’elle allait sortir de leur cachette.
– Qu’y a-t-il ?
– Est-ce que l’on pourra revenir ? Et comment franchis-tu les portes des mondes ?
– Oui, on pourra revenir mais crois-tu vraiment que l’on parte pour finalement revenir ici, au point de départ ? Sinon je franchis les portes grâce à ça !
Et elle brandit triomphalement sous son nez une clé qu’elle venait de sortir de son corsage. Celle-ci était solidement attachée à un lien qui pendait à son cou.
– On y va.
Ils se redressèrent comme un seul être et se pressèrent autour des plateaux-repas, empilant les verres, les assiettes, rassemblant les couverts dans de profondes bassines prévues à cet effet, essuyant avec des éponges les comptoirs, les sièges sur lesquels des miettes de pain attendaient impatiemment d’être rassemblées.
Thibault suivait Alexandra sans trop la regarder. Il épiait les moindres gestes des autres. Tout à coup, comme elle, il déposa tout ce qu’il avait collecté sur un tapis roulant et il se dirigea vers une porte qui avait surgi de nulle part.
Une nouvelle équipe pénétra alors dans l’enceinte sacrée de la restauration afin de fournir généreusement les étalages. Chacun portait des gants et des masques pour une parfaite hygiène. Assurément on prenait soin du monde sans faim que les deux mutins s’apprêtaient à quitter.
D’un pas décidé, ils gagnèrent la sortie. Le cœur de Thibault bondit dans sa poitrine au moment de franchir l’ouverture. Lorsque les derniers furent passés, la porte se referma et disparut. Il était alors impossible d’imaginer qu’elle avait bien existé.
– Suis-moi et ne dis rien, suggéra son amie.
Perdu dans cet ailleurs qui lui semblait hostile, il obtempéra. Il lui semblait que d’une seconde à l’autre tout le monde allait le montrer du doigt. Il n’en fut rien.
Toute sa petite vie trop bien réglée venait de basculer. Il venait de quitter un monde sans faim dans lequel il ne reviendrait jamais. Il venait d’apprendre l’existence d’un monde sans fin. Qu’est-ce qui l’attendait à présent ?
Il avançait, derrière elle, épousant chacun de ses pas, plus parfaitement qu’une ombre.
CHAPITRE 3, La fin d’un monde
De couloirs interminables en salles sombres, ils avançaient. Alexandra semblait parfaitement savoir où aller. De toute façon il n’avait d’autres choix que de la croire et de la suivre. Elle ralentit le pas pour se placer à sa hauteur.
– Pour l’instant, je ne peux rien te dire. Il faut faire ce que les autres font. Nettoyer. Plus tard je t’expliquerai.
Il approuva, n’osant ouvrir la bouche car ici tout le monde s’activait mais peu d’entre eux parlaient.
*
Ils passèrent leur journée à franchir d’autres portes que dissimulaient des murs pourtant lisses et nus quelques secondes auparavant. Ils s’activaient ensuite, exécutant minutieusement leurs corvées avant de passer à autre chose, à d’autres salles derrière d’autres portes.
Le travail était harassant et ingrat surtout pour Thibault qui n’avait pas l’habitude de l’effort. Aussi, il accueillit la pause de midi avec bonheur. La voix leur ordonna de se rassembler dans un lieu austère et triste où des bacs en matière plastique contenant des restes de nourriture en vrac étaient juxtaposés ou entassés. Là, Alexandra et lui prirent un plateau moulé sur lequel on devinait le compartiment correspondant à l’assiette et le réceptacle à boissons. Il en émergeait une paille. Le déjeuner, car il fallait bien lui donner un nom, fut englouti rapidement. Ils débarrassèrent ensuite eux-mêmes les tables et se remirent aussitôt après au travail ailleurs, plus loin.
Pour la première fois de sa vie Thibault fut heureux d’entendre la voix annoncer la fin de la journée. Il était brisé. Il avait porté de lourdes charges et il était resté debout en permanence. Quand il voulait quitter son monde, il ne s’imaginait pas qu’un tel univers pût exister. Luc avait-il raison finalement ? Le monde sans faim n’était-il pas un endroit privilégié ?
– Viens, exigea Alexandra alors que les interminables couloirs étaient désertés.
– On ne va pas dans une chambre pour dormir ?
– Ici tu peux oublier l’intimité. Les chambres sont d’immenses endroits où les lits s’amoncellent par centaines. Je préfère aller ailleurs. J’ai l’habitude.
Sans en demander davantage, Thibault la suivit. Elle était dans ce monde comme chez elle. Elle semblait en connaître tous les recoins. À chaque intersection, elle jetait un regard puis elle longeait le mur suivant, tournait à droite, à gauche, descendait des escaliers, contournait une salle, une autre. Ce monde était un véritable labyrinthe.
Tout à coup, elle s’immobilisa au milieu de nulle part.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Elle vérifia autour d’elle pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, sortit sa clé et l’approcha de la paroi. L’objet se mit à briller, prit une couleur fluorescente verte et aussitôt les contours parfaits d’une issue se dessinèrent.
– Dépêche-toi !
Lorsqu’ils se présentèrent devant la porte, celle-ci s’ouvrit au-delà de laquelle on pouvait voir une petite pièce avec deux lits. Ils entrèrent. Le seuil se condamna aussitôt après leur passage et sur le mur, on ne pouvait plus voir aucune issue.
– Tu peux parler maintenant.
– Je n’en crois pas mes yeux ! C’est… c’est magique !
– Cette clé seulement est magique parce que ce monde, tu l’as vu, est loin de l’être. Ce serait plutôt l’enfer !
Thibault ôta ses chaussures et se jeta sur le lit. Son regard fit le tour de la chambre. Les teintes étaient douces, apaisantes et le mobilier limité au strict minimum. Il aperçut un recoin.
– Qu’y a-t-il là derrière ? demanda-t-il.
– Douche, eau, savon, serviettes, énuméra-t-elle rapidement tout en se délestant de ses vêtements.
Elle était particulièrement belle et son corps musclé. Elle remonta ses cheveux au sommet de son crâne et les noua.
– Si tu le veux bien, je vais me laver la première. Je n’en ai pas pour longtemps.
– Et après, tu m’expliqueras ce que…
– Évidemment ! Je me doute que tu as une foule de questions à me poser.
Elle revint quelques instants plus tard, enroulée dans une serviette blanche. Elle portait dans ses bras ses vêtements de la journée pliés.
– Pendant tes ablutions, mets ton linge dans le stérilisateur. Tu le récupéreras propre immédiatement après.
Thibault s’exécuta. L’eau bienfaisante associée à la chaleur le régénéra. Il la laissait couler sur son visage et ruisseler jusqu’à ses pieds. Il était si bien qu’il se demanda un instant si tout ceci n’était pas un rêve. Un beau rêve ou un mauvais ? Beau s’il songeait à la possibilité de partir, de découvrir la vérité, d’être avec elle car il devait se l’avouer, elle lui plaisait. Mauvais s’il s’arrêtait à ce monde de labeur et de déchets, à ce travail exténuant et à l’incertitude des lendemains.
Quand il revint, la jeune femme allongée l’observa de la tête aux pieds.
– Pas mal, ironisa-t-elle.
– Quoi ?
– Toi ! Pour un cérébral du monde sans faim, tu es pas mal. N’as-tu pas remarqué qu’en général ceux de ton monde sont plutôt sveltes, sans reliefs, sans muscles saillants, sans formes ou plutôt au contraire formatés ? Ils sont tous pareils. Toi tu es différent.
Il la remercia de sa sincérité, s’installa au bord du lit face à elle et avoua ne pas savoir par où commencer.
– Ce lieu d’abord. Comment le connais-tu et pourquoi y sommes-nous en sécurité ?
– En premier lieu, sache que je me déplace d’un monde à l’autre depuis près d’un an. Donc, j’ai vu et compris beaucoup de choses. C’est ainsi que j’ai découvert ces chambres. Des locaux comme celui-ci, il y en a des centaines, partout, dans tous les mondes et c’est ce qui me permet d’avoir un lit, la nuit, où que je sois. Quand je vivais dans ton monde, je dormais dans un endroit identique à celui-ci ou presque. Cela me permet aussi de n’être pas repérée.
– À quoi servent ces refuges ?
– À se reposer, à dormir comme tu peux le constater mais la question serait plutôt à qui sont-ils destinés ? Ce sont les repaires des hommes en blanc qui doivent pouvoir se retirer où qu’ils se trouvent puisqu’ils interviennent de partout. Ils appartiennent au monde de la sécurité.
– Mais alors l’un d’entre eux peut nous repérer !
– Non, rassure-toi. J’ai mis du temps à le comprendre et j’ai passé bien des nuits, dehors, à trembler. Quand une chambre est occupée, la clé qui permet de détecter les pièces et de les ouvrir en condamne alors automatiquement l’accès. Elle devient rouge.
– N’es-tu pas une des leurs pour être en possession de cet objet ?
Il regretta immédiatement ses paroles trop vite prononcées.
– Excuse-moi ! Je n’aurais pas dû te poser cette question. Tout est tellement…
– Ne t’excuse pas, je comprends que tout cela te dépasse. Je te fais découvrir en peu de temps ce que j’ai mis des mois ne serait-ce qu’à supposer.
Elle s’allongea totalement sur l’un des lits larges et confortables, croisa ses chevilles, plaça ses mains sous la tête et poursuivit son explication.
– J’ai vite compris que les hommes en blanc bénéficiaient de privilèges. Je l’avais déjà remarqué dans mon monde. J’ai alors pensé m’habiller comme eux pour ne pas être découverte mais tu sais d’une part qu’il est formellement interdit de revêtir du blanc, d’autre part qu’il est impossible de se procurer leurs uniformes. J’ai donc très vite dû me tourner vers un autre plan.
Thibault sursauta. Le bruit ténu et avorté d’un mécanisme venait de résonner et presque simultanément, le périmètre de la porte se matérialisa à nouveau sur le mur, teinté de rouge. Alexandra se redressa, et posa sa main sur l’avant-bras de son compagnon qui s’était raidi. Il éprouva aussitôt la même sensation agréable que lorsqu’ils s’étaient retrouvés pour la première fois côte à côte sous la table, dans le noir.
– Ce n’est rien, dit-elle, juste un homme en blanc qui cherche où dormir. Tu vois, elle reste fermée.
Il regardait les mouvements de ses lèvres.
– Tu es très belle !
Et il s’inclina doucement vers l’avant pour l’embrasser. Leurs doigts s’accrochèrent comme pour ne plus se lâcher et les bras qui avaient travaillé durement la journée entière devinrent de puissantes étreintes. Chacun se laissa aller. Chacun s’ouvrait à un monde auquel il n’avait jamais eu accès. Elle claqua des doigts et la lumière se tut !
*
Étendus sur le même lit, ils plongeaient éperdument dans le regard de l’autre pour y lire le destin qu’ensemble ils devaient tracer.
– Nous trouverons la sortie, précisa-t-elle, pleine d’espoir. J’ai lu un livre interdit où il était question d’un homme, perdu dans un dédale et qui ne parvenait pas à s’en échapper. Comme nous ! Il a alors endossé des ailes et ainsi, il a pu s’élever au-dessus de sa prison, en voir le schéma savant et complexe et s’en échapper.
– J’aime ton histoire lui dit-il. Comment s’appelle cet homme intelligent ?
– Il s’appelle Icare mais il n’est pas si intelligent que cela car ses ailes tenaient à l’aide de cire et comme il s’est approché trop près du soleil, elle a fondu, le précipitant dans la mer.
– La leçon à en tirer est de ne pas nous laisser griser par nos découvertes et de garder la tête sur les épaules, n’est-ce pas ! Mais ce soleil que tu n’as vu que dans les livres interdits, comme moi, nous aussi nous le verrons un jour. Je te le promets. En attendant tu ne m’as toujours pas dit comment tu as fait pour obtenir cette précieuse clé !
Elle poussa un profond soupir et reprit son récit :
– Tu as déjà vu avec quelle vélocité les hommes en blanc se déplacent et l’agitation qu’ils provoquent lors de leurs interventions ! Eh bien, figure-toi qu’à l’occasion d’un de mes entraînements, pendant une course, j’ai assisté à l’une de leurs descentes pour s’emparer d’un groupe d’individus. J’étais dans le monde de l’énergie. Dans la bagarre, l’un d’eux a perdu un objet. Je l’ai vu tomber. J’ai pensé qu’il allait s’en apercevoir mais non. Puis ils sont partis, emmenant les pauvres malheureux qu’ils avaient réduits au silence. Je n’ai pas osé ramasser la clé tout de suite et en même temps, j’avais peur que quelqu’un d’autre ne la prenne. Alors comme personne ne s’en souciait, j’ai avancé, comme si je reprenais ma foulée. Parvenue à sa hauteur, je me suis accroupie pour nouer les lacets défaits de mes chaussures de sport et quand je me suis relevée, j’étais en possession de la clé. Il m’a ensuite suffi d’observer pour en comprendre le fonctionnement. Elle ouvre les portes entre les mondes et permet de multiples accès. Voilà, tu en sais presque autant que moi maintenant et il faudrait dormir.
– Que faisons-nous demain ?
– Nous déciderons au matin.
*
Elle ouvrit les yeux la dernière. Il la regardait. À nouveau ils se blottirent l’un contre l’autre pour s’aimer.
– Il est encore tôt, lui dit-elle, mais il ne faut pas traîner davantage. Les hommes en blanc ne s’éternisent jamais bien longtemps sur leur lieu de repos.
Ils s’habillèrent en vitesse, déposèrent les serviettes et les draps dans le stérilisateur et remirent la chambre exactement dans l’état où ils l’avaient trouvée.
– Voilà, il ne subsiste aucune trace de notre passage ici désormais.
– Et qu’allons-nous faire ? Je m’en remets entièrement à toi.
Elle plaqua la clé sur son front et ne répondit pas immédiatement à sa question.
– C’est encore une des capacités de la clé. On peut savoir ce qui se passe dehors. Je m’en suis aperçue un soir où j’avais la migraine et que la clé était froide. Je l’ai appliquée sur mon front et j’ai découvert cette particularité. Il n’y a personne dehors. Je te propose de sortir et de quitter le monde des déchets.
– Je suis entièrement d’accord mais pour aller où ?
– Je suggère de monter. Qu’en penses-tu ? Je préfère monter plutôt que descendre ou rester aux mêmes niveaux. C’est le résultat de mes lectures. Monter, c’est s’élever, progresser. Descendre c’est parvenir aux Enfers !
– Montons alors !
Ils sortirent, têtes baissées et marchèrent l’un éloigné de l’autre. Ils se rendirent à la salle des repas où ils prirent quelques fruits entamés, des tranches de pain déjà desséchées et un peu d’eau. Ils suivirent ensuite le flot de cette population de résignés et, comme la veille, ils se mirent à la tâche sans trop savoir quel monde ils purifiaient.
– Dès qu’il n’y a plus personne dans les parages, je te fais signe et on décampe ! affirma-t-elle.
– Par quel côté ?
– Je ne le sais pas encore ! J’attends, j’observe. Il ne faut pas se tromper.
Moins d’une heure plus tard, les lieux étaient redevenus parfaitement propres et utilisables pour ceux d’un monde qui ignoraient quelles mains avaient œuvré pour que tout soit parfait.
– Maintenant, lança-t-elle.
Ils foncèrent vers un mur devant lequel Alexandra présenta sa clé. Une porte de feu s’illumina, s’ouvrit. Ils passèrent.
*
– Je ne sais pas où on est mais ce que je sais c’est que tu dois faire semblant de ne pas me connaître. Dès que l’on se retrouve dans un nouveau monde, dans un de ces impressionnants couloirs, les caméras sont à même de repérer des comportements suspects et trop parler en est un. C’est aussi très étrange, il n’y a absolument personne.
– Certes mais plus loin il y a des escaliers.
– J’y vais, proposa-t-elle. Dans un moment tu me suis.
Elle s’éloigna de lui sans se retourner. Seul, il se sentit minuscule et surtout désœuvré. Il tourna sur lui-même comme un chat. Stupide ! Il leva les yeux au plafond sans rien y trouver. Il mit ses mains dans ses poches et se mit à siffloter. Quelle contenance se donner ?
Soudain la voix s’adressa à lui alors qu’Alexandra venait de disparaître.
– Cessez de siffler ! Vous devez impérativement regagner la salle de travail où sont les autres membres de la communauté. Merci de votre contribution. Veuillez vous presser. Si vous êtes souffrant, regagnez votre lit. Vous serez automatiquement acheminé vers l’unité de soins.
Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il prit la direction des escaliers et quelques instants plus tard, il montait.
À chaque palier il espérait voir Alexandra qui l’attendait. Hélas, il devait monter, monter encore. Le souffle lui manquait. Et s’il se perdait ! Et s’il ne la retrouvait jamais ! Cette pensée le glaça. Elle seule avait la clé. Si elle l’abandonnait, les hommes en blanc ne tarderaient pas à le démasquer et se chargeraient de lui. Plus encore que cela c’était autre chose qui le troublait. Certes il ne trouverait jamais cet autre univers où il espérait recouvrer la liberté. Mais il était désormais terrifié à l’idée d’être séparé d’elle. Il devait l’admettre. Il ressentait quelque chose d’indéfinissable. Était-ce cela aimer ?
Alors qu’il longeait la rampe d’escaliers, il entendit qu’on l’appelait. C’était elle enfin ! Elle le hélait six étages plus haut.
– Rejoins-moi ! Tu ne vas pas en croire tes oreilles.
Il lui fallut de longues minutes pour la rattraper.
– Mais que faisais-tu ?
– Je pensais à toi, rien qu’à toi lui déclara-t-il afin qu’elle pût sonder son cœur.
– Moi, moi aussi, balbutia-t-elle avant de se ressaisir. Ici on peut parler. Ce que tu vois, dans l’autre pièce, c’est un orchestre. C’est merveilleux. Les gens ont l’air heureux dans ce monde, enfin en apparence. Ils règlent leurs instruments de musique et vont probablement bientôt jouer.
– Oui mais ce que je redoute, c’est qu’ils nous demandent nous aussi de prendre place. Or je suis incapable de sortir le moindre son d’un instrument de musique pour la bonne raison que je n’en ai jamais eu un entre les mains.
– Moi non plus tu sais.
– Alors on va vite nous repérer !
– Je ne vous ai jamais vus vous deux. Vous ne prenez pas votre instrument ? Vous êtes nouveaux ? Vous jouez peut-être dans le deuxième orchestre ? fit une dame en les croisant.
– Oui, c’est cela même, nous jouerons tout à l’heure.
– Fort bien ! Je vous laisse, je vais regagner ma place. Nous allons bientôt commencer.
– Tu vois, qu’est-ce que je t’avais dit ? Après ce sera notre tour et nous serons vite démasqués.
On les invita à pénétrer plus loin dans l’auditorium, une pièce somptueuse aux qualités acoustiques inégalées.
– Ne restez pas là jeunes gens. Allez vous asseoir sur ces sièges là-bas. Personne ne doit demeurer debout quand l’orchestre commence à jouer.
Et une autre personne ajouta :
– Quand ce sera à votre tour alors vous pourrez descendre sur la scène. Les musiciens viendront vous remplacer et vous entendre jouer. Quel est votre instrument ?
– Le violon, le violon, répéta Thibault comme pour s’en convaincre lui-même.
– Parfait !
L’hémicycle était plein à craquer. Chacun attendait que l’orchestre commençât. La musique monta soudain envahissant l’espace, aussi magnifique qu’un lever de soleil. C’était la symphonie numéro 3, en fa majeur, opus 90 de Johannes Brahms. Mais ni Alexandra ni Thibault ne le savaient. En revanche, ils se délectaient de la mélodie, se laissaient emporter par son ampleur comme s’ils s’étaient trouvés sur une vague puissante de quelque océan qu’ils n’avaient jamais vu. Les envoûtant toujours, les sonorités enchanteresses du ballet Daphnis et Cloé puis du concerto pour piano en ré majeur, pour main gauche de Maurice Ravel retentirent, suscitant l’émotion parmi les auditeurs.
– Tu as remarqué, il y a de l’agitation plus bas, à droite, dit Alexandra.
– Oui, je me demande ce qui se passe. J’espère que nous n’avons pas attiré l’attention mais je ne crois pas. Regarde le trouble vient plutôt de ces trois personnes. Je les avais vues en entrant. Elles sont différentes des autres.
– Tu as raison. Elles sont très pâles et paraissent nerveuses.
– Les gens autour ont l’air inquiet.
Les mélodies s’enchaînaient. Le temps s’écoulait.
Soudain les parois de bois de l’auditorium furent découpées par trois immenses portes qui se matérialisèrent simultanément. Il en sortit des hommes en blanc.
– J’ai peur, dit Alexandra, en s’enfonçant dans son fauteuil. Il ne faut pas rester ici !
Les rôles venaient de s’inverser. Elle avait désormais besoin de son ami pour se rassurer. Un laps de temps, elle se rappela leur nuit et leur complicité.
– Ne bouge surtout pas. Nous ne sommes pas leur cible, ils descendent.
Effectivement, les membres de l’équipe de sécurité convergeaient vers une seule direction. Ils s’apprêtaient à fondre sur les trois individus.
– Il va falloir profiter du tumulte pour partir car quand l’orchestre aura fini de jouer, ce sera notre tour et nous serons démasqués.
Alexandra acquiesça, surprise par l’esprit d’initiative de son compagnon et par sa rapidité d’adaptation. Elle l’avait extirpé de son monde depuis peu et déjà, il se montrait capable de prendre les bonnes décisions au bon moment. Il poursuivit :
– Comme il se fait tard, dès que nous serons dehors, tu sortiras ta clé et tu trouveras une cellule pour la nuit. Tant pis pour le repas et puis mieux vaut ne pas redescendre.
Le tumulte grandissait. L’orchestre avait cessé de jouer. De chaque côté des trois individus, les auditeurs fuyaient et ceux qui étaient coincés enjambaient les sièges pour s’éloigner au plus vite. On entendait de petits cris partiellement couverts par le fracas de l’intervention des hommes en blanc. Ils étaient d’une efficacité redoutable même si leurs ennemis ne se laissaient pas faire pour autant. Ces derniers ripostaient à chaque coup porté avec une efficacité peu commune. Ils ressemblaient à trois prédateurs tandis que la sécurité semblait avoir dépêché des anges.
La salle de concert se vida peu à peu. Alexandra et Thibault en profitèrent pour se glisser parmi les fuyards. L’intervention touchait à sa fin. Jamais ils n’avaient vu cela. Les trois ennemis avaient été phagocytés, jetés sur des brancards et avaient ensuite franchi les portes en tentant vainement de résister jusqu’au bout. Leur agressivité les conduirait directement à la destruction et à leur élimination.
– Ces trois-là vont descendre. J’ai déjà vu un cas de ce genre et ce ne sont pas des portes qui les attendaient ni d’autres mondes comme celui des déchets mais de gigantesques toboggans vertigineux qui, à ce que j’ai pu voir, descendaient vers des abîmes impressionnants et sombres. Je crois que l’on nomme cela l’enfer !
Disparaissant dans les couloirs, le couple finit par se retrouver seul. Là Alexandra activa sa clé et ils se retrouvèrent à nouveau, comme la veille dans une chambre bien plus vaste qui abriterait leur amour pour une nuit. Quatre lits les attendaient. Ils en choisirent deux qu’ils rapprochèrent.
*
Au matin, ils avaient peu dormi. Ils avaient faim mais leur foi en l’avenir leur faisait oublier le repas manqué la veille.
Ils avaient conscience d’être monté très haut dans la tour des mondes. Ils caressaient la certitude de trouver bientôt une issue. Ils espéraient que rien ni personne ne les arrêterait dans leur entreprise de conquête de leurs propres vies.
– Si nous parvenons aujourd’hui à sortir, je n’aurai peut-être plus l’occasion de profiter de cette abondance d’eau. Je vais prendre une douche, lui dit-elle.
– Je te suis dans un instant.
Il resta allongé, plongé dans ses pensées. Lorsqu’il entendit qu’elle venait de couper l’eau, il comprit qu’il était resté là un long moment. Il la rejoignit alors qu’elle écartait les parois vitrées de la douche.
– Donne-moi tes vêtements ! Je vais les mettre avec les miens dans le stérilisateur. J’ai oublié de le faire tout à l’heure. Il regagna la chambre pour prendre sa tenue quand il entendit :
– C’est incroyable !
– Qu’y a-t-il ? fit-il en la rejoignant.
– Ils les ont oubliés, remarqua-t-elle en sortant de l’appareil deux uniformes blancs immaculés.
La providence venait de se pencher sur eux.
– Mais non réfléchis. Ces tenues sont neuves. Nous sommes dans un logement prévu pour quatre et je pense qu’ils n’y sont entrés qu’à deux. Il doit y avoir une fonction qui nous échappe, prévue pour leur délivrer des vêtements. Qu’importe de toute façon. C’est inespéré, c’est notre chance ! Avec cela on peut aller partout sans être inquiété.
– Mais ils s’apercevront vite que nous ne faisons pas partie des hommes en blanc malgré ces uniformes.
Sûr de lui, il ajouta :
– Nous sommes près du but. Nous n’en avons plus pour très longtemps. Et puis j’ai déjà vu les hommes en blanc aller et venir sans nécessairement frapper quelqu’un. Nous nous contenterons de nous déplacer.
À cet instant-là, elle comprit que sans lui elle ne serait jamais parvenue jusqu’à cet endroit, dans ces hautes sphères de l’immeuble ainsi qu’ils appelaient tous l’univers abritant les multiples mondes. Sans lui, elle aurait continué à errer. Sans lui elle aurait fini par renoncer un jour ou l’autre. Sans elle il ne serait peut-être jamais parti.
Ils enfilèrent les uniformes. Ils paraissaient redoutables à leur tour. Ils franchirent la porte avec cet espoir : ce serait probablement leur dernière nuit dans ce monde.
Déjà les musiciens accordaient leurs instruments en une cacophonie dont ils s’éloignèrent.
Trois couloirs.
Quatre salles.
Deux autres couloirs plus étroits.
Ne tournaient-ils pas en rond ?
Ils venaient de la droite et ils percevaient encore légèrement les tentatives pour accorder les violons, les pianos, les saxophones… Ils se dirigeaient vers la gauche quand ils entendirent que l’on se hâtait de la même façon pour tirer le meilleur son possible des mêmes instruments.
– Je crois que nous sommes perdus.
– Non, mais je crois que ce sont deux mondes parallèles. Ils doivent avoir la même fonction. Sans doute sont-ils importants ! À présent il faut absolument trouver des escaliers et monter.
Ainsi vêtus de blanc, personne ne les dévisageait. Personne ne leur demandait de prendre place pour jouer. On fuyait leur regard ou on les ignorait.
– Là-bas, on dirait un accès à des escaliers !
Elle désigna du doigt un endroit où deux couloirs se séparaient.
– On y va ! fit-il quelques instants après.
Ils gravirent à peine une dizaine de marches qu’ils furent arrêtés net.
Un mur immense, opaque, coupait brutalement la montée.
– Surprenant ce mur au milieu de nulle part !
Alexandra caressait les parois se demandant bien pourquoi un tel obstacle avait été construit au beau milieu des escaliers.
– Réfléchis, dit Thibault. S’il est là, c’est qu’il doit empêcher toute personne de passer et s’il a cette fonction, c’est que derrière lui il y a probablement une sortie. On y est Alexandre, on y est enfin. La clé !
La jeune femme s’exécuta.
La porte apparut, qu’ils franchirent sans plus attendre.
*
Ils furent accueillis par une luminosité exceptionnelle. Les murs blancs se paraient de reflets, d’ombres en mouvement. Curieusement, on les salua :
– Bonjour, vous semblez égarés. Que cherchez-vous ?
Toujours méfiant, Thibault qui brûlait de demander où se trouvait la sortie se surprit à dire :
– Nous avons faim. Nous avons manqué un repas.
– Ce n’est pas bien. Vous trouverez quelque chose à vous mettre sous la dent. La salle à manger est toujours ouverte.
Puis l’aimable personne tourna les talons. Elle se figea cependant voyant que les deux jeunes gens partaient dans la direction opposée au restaurant. Elle les appela et revint sur ses pas :
– Ohé ! Vous vous trompez. Le réfectoire est par là. Vous partez dans la mauvaise direction.
– Oui, bien sûr, fit Alexandra en riant pour donner le change.
– Vous n’êtes pas de ce monde n’est-ce pas !
Ils se regardèrent, inquiets.
– Vous ne faites pas partie de l’horizon. Cela se voit immédiatement. Il n’y a pas d’hommes en blanc ici. Il n’y en a jamais !
Alexandra serra la main de Thibault. Sa gorge se serra.
– Non, pas si près du but, pensa-t-elle.
– Ce n’est pas grave ! Ne soyez pas effrayé mes tourtereaux. Ici, personne ne viendra vous importuner d’où que vous veniez. L’horizon est le monde à la fois le plus ouvert et le plus clos. Allez vous restaurer tranquillement, vous semblez épuisés. Prenez votre temps ! Je reste dans les parages. Je vous retrouverai et si je peux vous aider, je le ferai. Surtout ne vous cachez pas et dites la vérité si l’on vous interroge. Vous n’avez rien à craindre, vraiment rien !
– Mais si…
– Pas de questions pour l’instant !
Thibault insista :
– Si la voix nous donne un ordre. Que devrons-nous faire ?
– La voix dites-vous ? Quelle voix ? De quoi parlez-vous ? Cessez de vous tourmenter. Vous trouverez le réfectoire de ce côté. Je vous retrouve d’ici, disons, deux heures. Cela vous convient-il ? Je vous amènerai aussi de quoi vous changer. Vous ne ressemblez vraiment à rien dans ces déguisements. Au fait, je m’appelle Donna.
– Oui, répondirent-ils ensemble.
Ils déjeunèrent copieusement tout en observant ceux qui les observaient. On ne leur posa cependant aucune question.
– J’espère que l’on peut lui faire confiance !
– Je l’espère aussi mais si elle nous avait menti, nous aurions déjà eu des problèmes. Tout le monde nous a repérés.
– Je n’avais jamais entendu parler de ce monde de l’horizon même si je vais d’un monde à l’autre depuis longtemps. Il a l’air agréable en tout cas et puis, tu as vu cette salle n’a pas de porte. On peut y venir quand on veut. C’est un peu aussi un monde sans faim, comme le tien !
– Certes mais ils doivent avoir des obligations aussi comme dans le monde des déchets, celui de l’énergie, etc. Mais retrouvons Donna maintenant. J’ai hâte d’en entendre davantage.
Elle les attendait devant la grande salle. Elle leur tendit des vêtements et leur indiqua un endroit où se changer. Ils revinrent quelques instants plus tard.
– Voilà, vous êtes plus présentables, plus conformes à ce lieu, déclara-t-elle satisfaite.
– Pouvez-vous nous dire ce qu’est ce monde Donna ?
– Bien entendu. Mais tout d’abord, veuillez me suivre. Nous pourrons nous asseoir et profiter de cette belle lumière de printemps tout en parlant.
Ils s’installèrent en face d’un mur qui semblait flamboyer.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Thibault admiratif.
– C’est la lumière naturelle. Les mondes d’en bas, d’où vous venez, n’en bénéficient pas. La nôtre est changeante, selon les saisons. Or par chance vous arrivez au moment où la lumière est la plus belle. Mais vous n’êtes pas ici pour admirer la lumière !
– Non. Nous cherchons une sortie.
– Une sortie ? Pour quoi faire ?
– Pour nous échapper de l’immeuble cité, de tous les mondes, même si le vôtre a l’air plus accueillant.
– Vous échapper mais que voulez-vous donc fuir et où voulez-vous aller ?
– Ailleurs ! Nous voulons être libres. Libres d’agir, de penser, libres de lire ce que nous voulons…
– Oui, ajouta Alexandra, et pour cela nous voulons sortir. Mais je crains que les sorties ne soient bien gardées.
– Je vous l’ai dit. Ici les hommes en blanc sont inutiles. Le travail qu’ils font en amont est suffisant. Aucune menace ne parvient jamais jusqu’ici… Vous voulez donc voir la sortie ?
– Elle existe ?
– Bien entendu qu’elle existe. Il y en a même deux mais…
– Mais quoi ? Vous en avez trop dit pour vous taire maintenant !
– Je crains mes tourtereaux que vous n’aimiez pas ce que vous allez trouver ou plutôt ce que vous allez voir. Toutefois, puisque vous insistez, les sorties sont par ici. Je vous accompagne. Il vaut mieux.
Elle les précéda, marchant d’un pas solennel.
Un instant plus tard, ils arrivèrent devant une cavité, masquée par un rideau léger mais opaque. Le pourtour de ce tissu était blanc, le centre bleu et pile au milieu, trônait un petit rond noir. Ils devinèrent qu’au-delà se trouvait la source de la luminosité.
Alexandra, la première, osa avancer. Elle voulait voir. Elle entraîna Thibault en lui prenant la main. Donna resta sur place. Elle les attendait. Elle savait qu’ils feraient marche arrière en dépit de leur volonté de s’échapper.
Ils avancèrent précautionneusement, animés à la fois par le désir de savoir et par la crainte de ce qu’ils allaient découvrir. De sa main gauche, la jeune femme écarta le voile qui masquait l’horizon. Ils se retrouvèrent sur une sorte de belvédère et au loin ils virent pour la première fois le soleil, autant qu’ils purent ressentir la caresse de ses rayons.
Par intermittence, une cloison s’abaissait avec la rapidité d’un éclair et remontait pour se loger en haut du balcon. Le panorama disparaissait alors aussitôt avant de réapparaître. Les pourtours de cette corniche étaient garnis de filaments qu’une légère brise agitait. Alexandra s’approcha du rebord.
– Fais attention. Je ne voudrais pas te perdre ! lui dit Thibault en lâchant sa main.
L’endroit était humide et par moments un liquide salé affluait.
Deux pas encore et ils se trouvèrent au bord d’un précipice. Un garde corps relativement haut empêchait toute chute.
– Mais où sommes-nous ? Je ne comprends pas ! demanda Alexandra à son compagnon.
– Je n’en sais rien !
De partout, ils voyaient des gens qui allaient et venaient, qui s’activaient, des gens par dizaines vaquant à leurs occupations. Eux-mêmes se déplaçaient à bord de leur immeuble cité. D’imposants gratte-ciel, dans lesquels tout se reflétait, montaient vers le ciel d’un bleu infini. On aurait dit des épées d’acier défiant les dieux.
– C’est cela le monde ? C’est cela la vie ?
Donna s’était approchée.
– Oui ma belle. Ce que vous voyez s’appelle une ville et les immeubles cités sont ses habitants. Ici se trouvent la fin de votre monde et l’ouverture vers la vie, la vraie.
– La fin de notre monde ! Mais que dites-vous ?
– Ce que vous imaginiez s’achève. C’est aussi l’une des deux portes qui mènent vers l’ailleurs. Cependant, si ce sont des accès vers l’extérieur, elles ne sont ni des entrées, ni des sorties. C’est la raison pour laquelle les hommes en blanc n’ont pas besoin de venir ici. On les voit parfois mais très rarement. Leurs interventions ne sont dues qu’à des agressions extérieures provenant des balcons. Cela arrive les jours de grand vent ou quand notre hôte est fatigué. Les ennemis venus de l’intérieur sont rares ou si inoffensifs. Aucune invasion n’est à craindre ici et il est impossible d’envisager de partir. De toute façon, partir ne rimerait à rien. Il faudrait sauter dans le vide et ce serait la mort assurée. Nous tous qui sommes ici nous ne sommes rien. Vous croyez exister mais vous n’êtes que des composants d’un être vivant et sur ce belvédère, vous vous trouvez dans ses yeux.
– Ce n’est pas possible, je sais ce que je suis, objecta Thibault terrassé par ces révélations. Moi je travaillais dans le monde sans faim. Alexandra dans celui de l’énergie et nous ressentons même ce qui, je crois, s’appelle de l’amour l’un pour l’autre désormais.
– Certes mais comme moi vous n’êtes que des cellules affectées par ce corps dont vous dépendez à des fonctions très précises. Le monde sans faim n’est pas limité car il doit sans cesse alimenter le cerveau et sa créativité. Une nourriture abondante et de qualité y est nécessaire. Il se trouve assez bas dans le monde pour profiter pleinement et immédiatement des aliments dès qu’ils sont disponibles. Il est aussi proche de l’échelle nerveuse, la colonne vertébrale, dont vous avez emprunté les escaliers. Ainsi, les transmissions sont parfaites ! Le monde de l’énergie quant à lui reçoit la mission de maintenir une activité musculaire nécessaire aux efforts demandés et ils sont nombreux, parfois très soutenus et prolongés. Cela dépend de l’hôte. Je ne vais pas évoquer tous les autres mondes mais par exemple celui que vous venez de quitter, celui de la musique correspond aux deux oreilles du maître des lieux. Les tympans interdisent toute intrusion et toute fuite. Ils sont cependant parfois sujets d’agressions que la sécurité endigue.
Les deux amants s’étaient assis plus par dépit que par fatigue. Ils avaient atteint leur but. Ils en étaient privés.
– Mes enfants, conclut Donna avec une infinie bonté dans la voix. Souriez à la vie ! Peu d’entre vous parviennent jusqu’ici pour ne pas dire qu’ils n’y arrivent jamais. Vous êtes là et bien là et si vous le désirez, vous pouvez rester. Deux de plus, deux de moins, qu’importe. Vous êtes plein de ressources, je vous trouverai une tâche. Il vous appartient maintenant de faire en sorte que l’être humain dans lequel nous vivons soit heureux. Le monde de l’horizon est le meilleur des mondes. Vous verrez que vous apprécierez de venir au bord de ses yeux admirer la lune et les étoiles chaque soir.
– Et cet être humain, est-il comme nous ? A-t-il un nom ?
– À ce que je sais, certaines cellules ont moins de chance. Nous ne sommes pas égaux dans la vie. Elles se retrouvent dans des corps inintéressants, passifs, aux cerveaux privés de toute curiosité. En général, elles dégénèrent et meurent rapidement. Leur hôte n’est pas plus à envier. Par chance notre immeuble cité comme vous l’appelez s’appelle Angelina. Elle appartient à un orchestre philharmonique, elle ne cesse d’étudier, elle adore voyager, elle est sportive et en parfaite santé. Elle vivra très longtemps et vous l’accompagnerez. Jamais vous ne vous lasserez des horizons lointains qu’elle vous fera découvrir. Je vous raconterai, un jour, tous ces endroits merveilleux où nous sommes allés, tous, avec elle. Mais attention, elle est émotive et parfois au bord des larmes ; dans ses yeux, vous risqueriez d’être emportés !
Un manteau de nuages habilla le ciel qui se découvrit quelques minutes après. Très loin, on devinait l’océan dont les vagues déchaînées jouaient avec les teintes de bleu. L’air marin était imprégné d’iode et de senteurs de pins.
– J’oubliais. Demain, nous partons, nous nous envolons avec Angelina pour le sud-ouest de Tokyo, au Japon. Nous nous rendons au mont Fuji pour l’éclipse totale du soleil qui sera visible là-bas.
Avant de les quitter, Donna les regarda. Thibault serrait amoureusement Alexandra dans ses bras.
AUDREY DEGAL extrait de « DESTINATIONS ETRANGES », éd BoD, pages 109 à 151