Des histoires pour vous

SITE OFFICIEL D’AUDREY DEGAL

DOMINIQUE

2 Commentaires

Bonjour à toutes et à tous,

Avant de vous offrir la suite de l’histoire « Paraître ou disparaître » dont deux épisodes sont actuellement en ligne, je voulais moi aussi, à ma façon marquer la JOURNEE DE LA FEMME et quoi de mieux qu’une histoire ! Je vous la livre ici en intégralité et j’espère que vous aurez du plaisir à la lire. Elle est tirée de mon recueil de nouvelles « DESTINATIONS ETRANGES » (cliquez dans « MENU » pour découvrir le livre, sa 4e de couverture et des extraits). Je vous laisse la savourer jusqu’à la dernière ligne et je vous donne rendez-vous très rapidement pour lire la suite de l’histoire à suspense « Paraître ou disparaître ».

Merci de vous abonner en retour (par email ou Facebook ou Twitter ou Instagram… ). Chaque nouvel abonné est source de joie pour un auteur !

Tout est gratuit et vous ne recevrez pas de publicité, juste un message lorsqu’ je publie une nouvelle histoire et un lien sur lequel cliquer pour y accéder rapidement. S’abonner est, pour les lecteurs de ce site, une façon de remercier l’auteure que je suis, de l’encourager, de la soutenir

Je vous souhaite une agréable lecture et une excellente semaine !

******************************************************

Partir, oui vouloir partir…

…mais ne pouvoir aller nulle part !

DOMINIQUE

Il fallait bien sortir ! Oui mais ce n’était pas toujours si simple ! La vie n’est pas si simple  !

Du placard du couloir de son appartement, au cinquième étage, Dominique sortit des chaussures et une veste. Il faisait un peu frais ce matin-là, même si plus tard dans la journée le soleil réchaufferait largement l’atmosphère. Ce serait une belle journée de septembre. Une belle journée, oui, mais pour qui ? Pas pour Dominique, assurément !

Un tour de clé dans la serrure et déjà ses sens en éveil balayaient son environnement. Écouter tout d’abord pour savoir si quelqu’un montait ou descendait les étages dans la cage d’escaliers. Mais il n’y avait personne, pas plus que dans l’ascenseur immobilisé. Voir ensuite, s’assurer que la lumière traquait les moindres recoins. On ne sait jamais ! Quelque malfaiteur pourrait bien se dissimuler quelque part, n’importe où, prêt à bousculer sa victime, à voler son argent et à la maltraiter pour lui faire avouer les codes nécessaires afin d’utiliser les cartes de crédit. Il pourrait aussi en vouloir à sa personne et cela était pour Dominique le pire des cauchemars. Un tour d’horizon : il n’y avait pas âme qui vive sur le palier. Sentir aussi, car la fiabilité de l’odorat est souvent déconsidérée alors qu’un parfum s’exprime, plus qu’on ne le pense, indiquant qu’un individu est passé, il y a quelques instants. Mais Dominique ne humait que sa propre odeur. C’était épuisant de devoir toujours être ainsi, en alerte. C’était cependant son quotidien.

Alors Dominique dévala les escaliers, rapidement, flottant presque sur chaque marche. Il était déjà 7 heures et il ne fallait pas être en retard. Surtout pas ! Les gongs de la lourde porte de l’allée qui menait dans la rue n’avaient pas été lubrifiés. Un grincement désagréable résonna donc, qui alerta les passants quand Dominique surgit de l’immeuble. Tous se retournèrent. Les mains profondément enfoncées dans les poches de son pantalon, il fallait avancer jusqu’à l’arrêt de bus sans prêter la moindre attention aux mille yeux braqués, inquisiteurs. 5 minutes de marche, ce n’était pas le bout du monde après tout ! Oui et non, tout dépend où est le bout du monde. Pour Dominique, c’était loin et il fallait se frayer un passage en enfer. On l’observait. Pire, on lui parlait :

— Salut toi !

Dominique ne répondait pas. Il était impensable de répondre.

— Je te parle !

Détourner la tête, garder les yeux baissés – le goudron, c’est si beau ! du moins faut-il s’en convaincre, faute de mieux – faire comme si l’on n’avait rien entendu, faire comme si ce n’était pas important. Bref faire semblant. Mieux encore, rêver que l’on peut partir. S’imaginer des destinations lointaines. Fuir le poids du quotidien. S’évader ! Mentalement, c’était sa bouée de sauvetage, le rivage auquel il fallait s’accrocher désespérément pour ne pas sombrer.

Dominique se rappelait le lycée. On lui avait enseigné le théâtre et les masques portés par les personnages qui eux aussi faisaient semblant, faisaient comme si. Le héros le plus émouvant en la matière était bien Cyrano, amoureux fou de Roxane, qui faisait semblant de ne point l’aimer et qui écrivait, écrivait inlassablement des lettres d’amour qu’il signait du prénom de son rival, Christian. Jamais il ne fut démasqué. Seule l’imminence de sa mort avait révélé son vrai visage. Dominique s’en inspirait, ne laissant jamais rien filtrer, refoulant ses émotions, ses envies de rébellion qui grandissaient chaque jour et qui menaçaient d’exploser. Sa vie était si belle avant. Elle était faite de liberté de penser, d’agir, de plaisanter…

Outre la marche à pied, il y avait une autre épreuve, redoutable : l’attente du bus. Il n’était jamais à l’heure et il fallait patienter parfois fort longtemps, immobile. Pour certains, cela signifiait que l’on désirait se joindre à eux sans oser le dire. C’est extraordinaire de voir comme des individus prennent leurs idées pour des réalités, plus encore pour des réalités partagées, se persuadant qu’ils sont irrésistibles. Tout l’art consiste justement à leur résister sans s’attirer leurs foudres.

— Tu viens, je te paye un verre !

Pas de réponse.

— Après on peut passer un bon moment tous les deux !

Toujours pas de réponse.

Enfin, la délivrance : l’arrivée du bus. Dominique gravit les quelques marches et avança dans l’allée centrale. Comme d’habitude, il y avait un monde fou. C’était l’heure de pointe. Serrés comme des sardines dans une conserve trop étroite, les passagers devaient se supporter et tout supporter : odeurs de transpiration, parfum aspergé de mauvaise qualité, haleine fétide, gaz intestinaux largués en dépit du respect d’autrui… Tout cela était difficile à accepter et pourtant ce n’était rien à côté des mains baladeuses qui se promenaient sur les fesses arrondies et cherchaient même à fureter devant les jambes. Dominique se contentait de se retourner pour montrer sa désapprobation mais il était impossible d’identifier les passagers irrespectueux. Et puis il en était ainsi chaque jour. Cela devenait normal pour tout le monde. Il était strictement interdit de crier au scandale sous peine de se voir accuser de provocation, de port d’une tenue indécente… D’ailleurs, la publicité, les journaux et les politiciens se rendaient complices de cet état de soumission. Les premiers affichaient quotidiennement le sexe faible dans des tenues qui n’en étaient pas, dans des attitudes inconcevables, contribuant à ce qu’il soit perçu comme un vulgaire produit de consommation courante, comme une marchandise. Il n’était pas étonnant que même les enfants soient parvenus à se convaincre qu’il s’agissait d’une vérité. Les derniers parce que cela rendait le commerce florissant mais aussi parce qu’ils se réfugiaient derrière la thèse de l’évolution des mœurs, arguant que ce n’était pas grave et qu’il ne fallait pas accorder d’importance à cela. Après tout cela ne provoquait pas la mort… alors !…

Place de la République. 7 heures 20. Dominique devait descendre. Enfin, il lui serait possible de respirer et de bouger. Il faudrait marcher vite jusqu’au bureau.

7 heures 35.

— Dominique, dans le bureau du chef du personnel, on vous attend. Vite !

Serait-ce enfin la bonne nouvelle tant attendue ? Un poste s’était libéré et Dominique avait les compétences requises. Ils étaient deux en fait à briguer cette promotion.

Dominique frappa à la porte.

— C’est vous enfin ! Avant de vous asseoir, préparez-moi donc un café.

Il ne fallait surtout pas espérer un « s’il vous plaît ». Cinq minutes plus tard, ce supérieur hiérarchique despotique regardait Dominique entrer, les yeux rivés sur ses formes généreuses. Comment ne pas se sentir déshabillé ? En plus, il fallait feindre la joie d’être regardé, prendre cet effeuillage virtuel pour un compliment. Dominique s’efforça donc de sourire et posa le café sur le bureau.

— J’apprécie particulièrement votre travail. Vous êtes une personne efficace et dévouée. Chacun dit de vous que l’on peut compter sur votre sérieux et votre réactivité. C’est exceptionnel et nous sommes ravis de pouvoir vous compter parmi les membres de notre personnel.  Cependant…

Voilà ! Après les compliments, il venait de prononcer le mot qui blessait assurément. Il y aurait nécessairement un obstacle à sa promotion.

— Cependant – et croyez bien que la décision a été prise après mûre réflexion – le poste que vous briguiez ne vous sera pas confié. En effet, nous avons finalement choisi mademoiselle Noëlle Meredit dont le profil et l’expérience cadraient davantage. Vous ne déméritez pas pour autant et vous pourrez bien sûr renouveler votre candidature ultérieurement…

— « Après mûre réflexion », se moqua Dominique par la pensée. Et il faudrait que j’avale cela ? Je n’avais aucune chance. Je suis bête, mais pourquoi avoir postulé ? C’était perdu d’avance. « Renouvelez votre candidature ultérieurement »… je ne suis pas si stupide. C’est du temps perdu.

— Vous pouvez vous retirer !

Dominique n’afficha pas son dépit mais son cœur se serrait. Il était si bon le temps où tout était possible, le temps où on lui aurait confié ce poste, le temps où  sortir à n’importe quelle heure ne choquait pas, le temps où… À quoi bon ressasser tout cela, ce temps était bel et bien révolu. L’année 2025 qui s’achèverait dans deux mois serait la plus noire que Dominique ait connue mais 2026 arriverait avec son lot de surprises. Dominique n’avait pas l’ombre d’une idée de ce qui se tramait…

La journée fut terne, comme toutes les autres journées passées au travail. Dominique se levait de temps en temps et quittait son bureau pour se rendre dans la salle de reprographie. Évidemment, comme d’habitude on parlait sur son passage, on plaisantait. Comment nier que ses formes plantureuses étaient convoitées ? Mais Dominique traversait cet espace sans rien dire, regroupant les photocopies à faire pour éviter de répéter ce supplice.

Au réfectoire, lors de la pause-déjeuner, ce n’était guère mieux. Dominique aimait manger d’autant que le sport lui permettait d’éliminer aussitôt. Malgré cela, il lui fallait supporter les :

— Attention, tu vas grossir !…

ou

— C’est pas bon pour la ligne !

Un mètre soixante-treize pour soixante-deux kilos, il n’y avait pourtant rien à redire. Bon, toutes les journées ont une fin et celle-ci approchait enfin.

Dominique rentra à la maison. La fatigue avait fait son œuvre et ses traits étaient creusés. Le trajet de retour fut comme d’habitude aussi pénible que celui de l’aller mais enfin, il faudrait profiter de la soirée pour se détendre.

Dominique inséra sa clé dans la serrure et poussa la porte.

— C’est toi Dominique ?

— Oui, c’est moi !  Les enfants ont été sages ?

— Oui… enfin… je crois. Je ne les ai pas vus depuis un moment. Ils doivent être dans leur chambre.

— Comment ça tu ne les as pas vus ? Et les devoirs alors ? 

— Les devoirs… tu sais bien que ce n’est pas mon truc les devoirs, ils ne m’écoutent pas et en plus il y a une émission intéressante à la télévision. Viens voir !

— Zut ! Fichue soirée ! murmura Dominique.

18 heures 30. Dominique déposa quelques paquets sur la table de la cuisine. À l’intérieur  : une laitue bien pommée, des filets de flétan, deux citrons verts et quatre flans au caramel. La voix de Claude monta de la pièce d’à côté. Dominique jeta un œil et n’aperçut qu’une télécommande flotter dans l’air du salon. Une main l’actionnait avec vivacité.

— Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?

— Salade, poisson, reste de légumes d’hier et flans au caramel. Mais tu sais…

— … J’espère qu’on mange vite, j’ai une faim de loup !

— Je te disais, ou plutôt j’essayais de te dire que je devais d’abord m’occuper des devoirs des enfants et qu’ensuite je préparerai le repas. Je n’ai pas quatre mains et tu devras attendre.

— Dépêche-toi alors !

— Au fait, j’ai dû payer les courses avec des espèces, ma carte bleue ne fonctionnait pas. Elle affichait « accès refusé ». D’ailleurs, il n’y avait pas que moi qui avais ce problème…

— Oui, c’est normal !

— C’est normal ?

— Je t’expliquerai… mais laisse-moi, je veux suivre le reportage. Ils ne vont pas le repasser pour moi !

20 heures, les devoirs étaient faits, les leçons apprises. Il fallait encore doucher les enfants et préparer le dîner.

— Quand est-ce qu’on mange ? demanda Claude. Je trouve que ça traîne !

— Tu es à la maison depuis plus longtemps que moi. Tu aurais pu m’aider ! Nous serions à table à l’heure qu’il est et…

L’atmosphère se tendit.

— Ne me parle pas sur ce ton ! coupa Claude. Les tâches domestiques c’est ta partie, pas la mienne. Moi je m’occupe du reste.

— Et c’est quoi le reste ?

— Tu sais bien, je ne vais pas t’apprendre le fonctionnement du monde. Moi, je suis doué en mathématiques, en physique…

— Justement à propos de mathématiques, c’était le devoir de Julie. Tu aurais pu…

— … non, les devoirs, je ne les ferai jamais faire ! Et puis tu t’occupes bien mieux des enfants que moi. Un point c’est tout !

Deux heures plus tard, Dominique débarrassait la table. Ses paupières étaient lourdes. La machine à laver le linge chargée, il fallait songer à s’offrir un moment de détente avant de dormir et que ne recommence une nouvelle journée de travail. Dans le salon, un fauteuil lui tendait enfin les bras !

— Ta journée s’est bien passée ?

— Non, pas vraiment. Je n’ai pas obtenu le poste que je demandais. Tu t’en souviens ?

— Oui, je me rappelle, tu m’en avais parlé.

— Et tu trouves ça normal ?

— Non, bien sûr, mais… en même temps, il fallait justifier de diplômes conséquents que tu n’avais peut-être pas !

— C’est toujours pareil ! Si, je les avais ces diplômes vois-tu, mais la direction a choisi mademoiselle Meredit.

— Une autre fois, tu auras peut-être plus de chance. Il ne faut jamais se décourager.

— C’est facile à dire quand on est dans ton cas.

— Que veux-tu dire ?

Dominique explosa.

— Tu le sais bien et tu t’en accommodes. Toutes les portes sont toujours fermées pour le sexe faible et cela va en empirant. Regarde, j’aime la moto, comme toi, j’aime être sur la selle mais quand j’ai voulu postuler au permis, le gouvernement venait d’en interdire l’accès. « Cela témoigne de trop de caractère et d’une indépendance incompatible » avec le sexe. Voilà ce qu’on m’a répondu. Et puis regarde tous les stéréotypes qu’il faut supporter et avec lesquels tu es toi aussi d’accord : on s’occupe mieux des enfants, du ménage, on n’est pas doué en maths… même les discours scientifiques s’emparent de ces stupidités pour bien établir la distinction entre sexe fort et sexe faible. Mais la vie devient étouffante, ce n’est plus supportable, c’est un retour en arrière inconcevable mais accepté parce qu’il permet l’économie de la réflexion. Même les enfants sont formatés dès l’école : qui tient le balai sur les images de leurs livres, qui fait les courses, qui dirige les entreprises, qui obéit toujours ?…

Claude regardait Dominique qui parlait en faisant de grands gestes et en tournant dans le salon comme un félin enfermé.

— Et la liberté dans tout ça hein ? Elle est foulée aux pieds ! Tiens regarde la revue littéraire que tu as dans les mains : encore un prix décerné et à qui est-il décerné, hein ? À Terry Chapdow ! Et cela ne te surprend pas, bien sûr que non, tout le monde en a tellement l’habitude. On nous  colle des étiquettes dès la naissance ! C’est une sorte de formatage social mais surtout d’interdits pour les uns et de privilèges pour les autres, le tout sous couvert des lois.

— Calme-toi ! On va t’entendre !

— Et alors, on va m’arrêter et me jeter en prison pour infraction à la loi ? Qu’on m’arrête  ! J’en ai assez de cette chape de plomb, des écarts salariaux, des tâches domestiques oui, des tâches domestiques car nous travaillons tous les deux mais quand je rentre, il faut que je fasse tout pendant que tu te reposes. Et moi dans tout cela ? Quand est-ce que je souffle ? J’existe pourtant, moi aussi je ressens la fatigue en fin de journée…

— Ne crie pas si fort. Je te comprends tu sais !

— Faux, tu ne comprends rien du tout et tu profites du système parce que c’est mieux pour toi aussi. Qui s’est insurgé quand la loi de 2020 a été votée qui nous interdisait de disposer librement de notre salaire ? Personne ou plutôt si, certains, vite emprisonnés ! Qui a osé protester en 2021 alors qu’il a été décidé de nous interdire d’adhérer à un syndicat sans autorisation ? Qui a hurlé au printemps 2021, quand a été supprimée la loi de 1945 qui affirmait la notion de « travail égal, salaire égal » ? Qui s’est insurgé en 2022, lorsque l’on nous a imposé de justifier d’une autorisation du partenaire pour obtenir un travail ? Et la pire de toute, hein la pire qui fait de nous des objets, promulguée en septembre 2025, voilà à peine deux pauvres petits mois, qui empêche de porter plainte pour harcèlement sexuel. Le harcèlement n’existe plus, comme par magie ! Tout de monde est devenu beau et gentil avec nous. Et pourtant je le subis, moi, le harcèlement sexuel : le matin en attendant le bus, puis à l’intérieur, au travail… Mais ça, ce n’est pas important, c’est devenu la norme. Mon Dieu mais que vont-ils encore inventer, quelle sera la prochaine loi qui…

— …Justement. Je voulais te parler de ta carte bleue. Elle n’a pas fonctionné tout à l’heure parce que le gouvernement vient de décider que vous ne pourriez plus être titulaires d’un compte bancaire et donc d’un tel moyen de paiement.

Dominique s’effondra sur un fauteuil, sans énergie, les yeux hagards. Claude renchérit :

— Personne ne doit être choqué par cette décision. C’est un moyen de vous protéger contre les achats compulsifs dont les scientifiques affirment qu’ils…

— …Tais-toi Claude ! Je t’en supplie, tais-toi ! Je ne peux plus rien entendre ce soir !

Telle une ombre, Dominique gagna sa chambre à coucher et s’allongea sous les couvertures chaudes, espérant trouver le sommeil. Toute cette vie ne pouvait être qu’un abominable cauchemar et le réveil réparerait la situation en rétablissant la réalité. Chacun retrouverait alors sa véritable place et le monde, celui d’avant, reprendrait ses droits, son fonctionnement, son ronronnement si bien rodé. Tant de livres, tant d’histoires, commençaient ainsi, par une vie impossible dont le héros ne voyait pas la fin et puis soudain, il se réveillait et retrouvait sa douce existence, avec ses privilèges, quand bien même ceux-ci privaient d’autres êtres de liberté. Mais Dominique ne ferma pas l’œil de la nuit et Claude, qui dormait à ses côtés du sommeil du juste, lui rappelait qu’au matin sa sombre vie se poursuivrait. Le mythe de Sisyphe était à l’œuvre. Sa vie ressemblait à une peine injuste à laquelle les Dieux auraient condamné sa personne en raison de son sexe.

*

Le réveil sonna. Dominique ne déjeuna pas.

Il fallait bien sortir ! Oui mais ce n’était pas toujours si simple ! La vie n’est pas si simple  !

Du placard du couloir de son appartement, au cinquième étage, Dominique sortit des bottes et un imperméable. Il pleuvait ce matin-là. Le soleil ne montrerait pas son nez de la journée. Il ne réchaufferait pas l’atmosphère gonflée d’humidité. Ce serait une journée de septembre identique à toutes les autres journées sordides. Ce serait une belle journée pour les autres, les privilégiés.

Ce matin-là, la radio avait annoncé de nouvelles mesures gouvernementales qui seraient adoptées dès janvier 2026. Parmi celles-ci les écarts salariaux entre les hommes et les femmes seraient rétablis et les postes à responsabilités exclusivement réservés au sexe fort. Le droit de vote, quelle que soit l’élection, serait aussi retiré pour préserver la fragilité morale des individus préalablement concernés. L’accès aux études supérieures serait aussi très encadré et les filières scientifiques, les métiers de la magistrature… seraient exclusivement réservés aux femmes. Enfin, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen serait corrigée et s’appellerait désormais la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne. Il y serait spécifié que des preuves scientifiques, nombreuses, étaient venues confirmer le fait que la Femme était supérieure à l’homme et que…

*

Février 2026. Le réveil sonna. Dominique se leva, comme tous les matins. La veille, il s’était occupé des enfants et du repassage du linge.

Il déjeuna puis se rendit dans la salle de bains. Il rasa les quelques poils du menton qui se disputaient un emplacement et rendaient son visage disgracieux. Le port de la barbe était devenu obligatoire. Elle devait être convenablement taillée chez tous les hommes. Ainsi, on les repérait mieux ! Avant de quitter la maison, il découvrit une liste sur le petit meuble en bois de l’entrée. Claude, sa femme, y avait écrit quelques achats qu’il devrait faire le soir, avant de rentrer car elle avait envie d’un bon repas bien mitonné. Claude avait pris soin de lui laisser aussi trois billets afin qu’il puisse régler la note.

Dans l’ascenseur, la voisine lui pinça les fesses. Dominique ne fut délivré que par l’arrivée de la cabine au rez-de-chaussée.

La rue, ces regards de désir portés sur lui, le bus, comme toujours bondé, et dans sa main, le petit mot de Claude qu’il avait froissé mais gardé. Une pensée : le lendemain, le surlendemain… Tout serait toujours pareil. Depuis cette guerre mondiale qui avait provoqué la mort de millions d’hommes, depuis l’arrivée au pouvoir de la dictatrice et de toutes les autres dans tant de pays, depuis la nomination de gouvernements constitués de femmes ministres, la revanche, comme elles disaient, se répandait plus vite qu’une pandémie. Les hommes, trop minoritaires, n’avaient plus leur mot à dire. Les femmes dirigeaient le monde politique, le monde religieux et renversaient des siècles d’oppression et d’esclavage.

Une avenue, un pont, un arrêt de bus sur le pont. Des portes qui s’ouvrirent et dans sa main le petit mot qui disait combien sa soumission à Claude était grande. Il y aurait d’autres matins, d’autres mots, d’autres ordres, d’autres obligations… Dominique sentit un crayon oublié dans la poche de son imperméable. Il le sortit et griffonna le papier.

Alors que le chauffeur allait refermer les portes, Dominique bouscula ceux qui le gênaient. Il sauta sur le trottoir. La pluie ruisselait. En moins de deux minutes, il fut trempé. Une voiture s’arrêta à sa hauteur :

— Hé, mon mignon, tu veux que je te dépose quelque part ? Tu es déjà tout mouillé ! Allez quoi !…

Dominique enjamba la barrière et se jeta dans les flots tumultueux sans aucune hésitation. Il disparut en quelques secondes. Il n’y aurait plus de lendemain car pour lui, il l’avait compris, il n’y aurait jamais d’échappatoire, jamais de destination lointaine, jamais de destin. Sur le goudron, un papier mouillé sur lequel on pouvait encore lire :

« Fais les courses. Surtout a… du fromage à raclette et la charcuterie. Je veux du…

……………………………………………………..

Je rentrerai tard ce s… car je sors avec des amies. Prépare le re… pour 21 heures

et puis fais-toi beau ! »

et la réponse qu’il avait eu le temps de griffonner avant de partir :

PLUS JAMAIS !

AUDREY DEGAL

Publicité

Auteur : audreydegal

Romancière auteure de Thrillers, de romans policiers au suspense intense.

2 réflexions sur “DOMINIQUE

  1. Merci pour ce message du droit de la femme…
    En effet je me souviens de Dominique, je me posais la question de ; si c’était une femme où un homme ??
    Audrey je vous remercie et vous souhaite bonne continuation…
    Votre fidèle lectrice Mo..

    Aimé par 1 personne

Vous souhaitez laisser un commentaire, n'hésitez pas, je vous répondrai avec plaisir !

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s