Derrière une vague se cache parfois une menace… mais parfois pas !
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« Le lecteur qui s’engage ici tourne les pages d’un monde fictif ». Audrey Degal.
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« L’Invasion » texte intégral.
– Il faut alerter le Préfet ! … Immédiatement que diable. Remuez-vous !
– Mais chef vous croyez vraiment que…
– … Je n’ai pas pour habitude de répéter mes ordres. Si vous ne décrochez pas le téléphone et si vous ne me mettez pas en relation avec la préfecture dans les secondes qui suivent, je vous promets que dès demain vous allez vous retrouver à la circulation.
Le lieutenant obtempéra sur le champ et il composa le numéro demandé. On le mit en attente. Il s’y attendait. Assis à un bureau ses doigts martelaient la surface de bois verni. Son supérieur fixait quant à lui un écran et scrutait des données chiffrées. Il s’entretenait avec d’autres qui affichaient aussi des regards inquiets. De temps à autre, il se retournait vers son subalterne lui faisant comprendre qu’il s’impatientait. Celui-ci répondait :
– On m’a mis en attente monsieur !
L’autre reprenait alors sa discussion avec les membres de la salle de contrôle :
– Je n’ai jamais été confronté à cela et pourtant j’en ai vu des vertes et des pas mûres depuis le début de ma carrière.
– Effectivement ! C’est bizarre.
– Comment est-ce que ça a commencé ?
– Ce matin tout allait bien et tout à coup on a commencé à apercevoir des petits points sur les écrans de contrôle et le phénomène s’est progressivement accentué…
– C’est une sorte d’invasion !
– Oui, c’est ça ou alors une vague, une véritable déferlante…
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Dans les stands du salon de la moto on faisait briller les chromes des motos. Chez Harley Davidson les lumières des néons se reflétaient sur les surfaces métalliques et il aurait presque fallu porter des lunettes de soleil pour ne pas être ébloui. Honda, Kawasaki, Suzuki, KTM, Moto Guzzi, Yamaha, Aprilia, Ducati, Triumph… toutes les marques étaient représentées.
– Je crois que ça va être un beau salon cette année, remarqua un des organisateurs.
– En effet et l’exposition de motos anciennes devrait avoir un beau succès.
– Oui, comme les spectacles prévus aussi.
– Qu’est-ce qu’il y a au programme cette année ?
– On a une spéciale enduro avec une piste semée d’embûches dessinée par Jean Luc Fouchet. 150 pilotes s’y produiront. Il y a aussi une exposition Sand Raider qui concilie moto et aventure berbère, l’exposition custom, café racer et des photos avec un concours à la clé.
– Excellent tout ça. Je crois effectivement que ça va être une réussite et puis c’est le premier rendez-vous motard de la saison après l’hiver. Les bécanes sont souvent restées au garage.
– Oui ! L’Afdm est également présente ainsi que quelques clubs de moto. C’est un beau salon.
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Le rendez-vous avait été fixé : 10 heures devant chez Thibaut et Raphaël. Les copains attendaient ce moment-là depuis longtemps.
Laurent arriva le premier au guidon de sa bandit 650 qu’il avait achetée d’occasion, faute de moyens. Dans un vrombissement grave et agréable, le carénage de la VFR 800 de Martine pointa son nez. Un instant plus tard, on comptait devant la maison une douzaine de motos : une Ducati monster 821, une Honda 600 cbr, une Yamaha 1300 midnightstar, une Diavel, une Hayabusa… Un café était prêt à être servi quand d’autres bruits de moteurs annoncèrent les retardataires.
Ces retrouvailles étaient toujours une joie et puis chacun savait que, la belle saison arrivant, ils allaient bientôt programmer quelques virées comme chaque année. Ils faisaient partie d’un club moto, géré par la belle Isabelle, devenue pilote tardivement mais qui désormais n’avait pas froid aux yeux au guidon de sa machine. Elle le gérait de main de maître et proposait de magnifiques sorties dans le Verdon, dans le Massif central, en Dordogne… au cours desquelles les amis se retrouvaient et passaient des journées et des soirées inoubliables. A travers cette même passion, la moto, tous avaient le sentiment d’appartenir à une famille où régnait la solidarité.
– Bon, c’est pas tout, dit Hervé en reposant sa tasse. Si on y allait !
Autour d’un petit déjeuner, ils avaient évoqué bien des souvenirs : la glissade de Martine sur une plaque d’égout, Jacques Jacques qui avait perdu les clés de la moto de sa femme Brigitte et qui avait dû retourner chercher un double chez eux, ce qui avait retardé le groupe certes mais avait permis aux autres de passer un bon moment autour d’une table, au soleil, dans le Beaujolais. Le groupe avait vécu tant d’anecdotes, heureusement jamais fatales.
– Allez, Hervé a raison. Il est temps de décoller et puis il va y avoir un monde fou aux guichets si l’on tarde trop. En selle !
Les pilotes, tous équipés de cuir des épaules aux pieds, mirent en marche les motos et heureux de rouler ensemble, ils prirent la direction du salon de la moto de Lyon.
Au-dessus des casques, les nuages s’amoncelaient, menaçants. La météo n’avait pourtant rien annoncé de tel. Quelques minutes plus tard, les visières se maculaient des premières gouttes de pluie.
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« Caché dans l’entrebâillement d’une porte cochère, l’impitoyable tireur attendait. L’Impitoyable. Il aimait ce surnom que lui avait donné la presse alors que la police ne parvenait pas à l’arrêter. Pourtant il avait déjà un palmarès exceptionnel de victimes et ce soir, il y en aurait une de plus au tableau de ses trophées. L’oeil aux aguets, accoutumé à l’obscurité, il entendit soudain des pas. On approchait. Peut-être était-ce sa victime ! Afin d’être prêt à toute éventualité, il épaula son fusil et visa l’angle d’où surgirait probablement sa cible. Il restait calme afin d’ajuster son tir. Soudain il ressentit une violente douleur au mollet. De douleur il lâcha aussitôt son arme.
– Sale bête ! Dégage…
Un roquet teigneux, sorti de nulle part, venait de lui planter ses crocs. L’animal détala sous l’impact du coup de pied qu’il reçut. Devant la porte cochère, la victime tant attendue passa. L’Impitoyable la dévora du regard et se jeta sur son fusil qui gisait au sol. A ce moment-là… »
– Alors lieutenant, cette communication avec le Préfet, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
– Capitaine, je suis sincèrement désolé mais j’ai eu une secrétaire qui m’a mis en attente et ça dure…
Et il reprit :
– Allo… allo… mademoiselle… allo… mademoiselle…
Soudain, à bout de patience il hurla :
-MADEMOISELLE, ALLO !
A l’autre bout du fil, la secrétaire du Préfet entendit des sons émanant du combiné qu’elle avait simplement posé sur son bureau afin de pouvoir finir la lecture du passage du polar qu’elle avait commencé. Elle ne voulait pas le lâcher au moment crucial et elle avait donc mis son interlocuteur en attente. Elle râla intérieurement, contrainte de reprendre l’appareil au moment où l’histoire devenait palpitante.
– Ici le secrétariat du bureau du Préfet. Vous désirez ?
– Enfin… Mademoiselle, cela fait environ 30 minutes que vous me faites attendre et c’est…
– Mais je ne vous permets pas de me parler ainsi monsieur. J’avais des urgences à traiter et je ne pouvais pas faire autrement que de vous faire attendre.
Au centre de police, le capitaine s’empara alors du combiné.
– Mademoiselle, ici le capitaine de police Georges Refucha. Comme vous l’a rappelé le lieutenant, nous attendons depuis trop longtemps une communication avec le Préfet et si vous ne me mettez pas en relation avec lui immédiatement je vous assure que je débarque dans vos locaux pour savoir pourquoi il nous a fallu attendre aussi longtemps. La situation est urgente, très urgente ! J’ai une invasion à traiter. J’ai bien dit une invasion !
– Tout de suite Capitaine, fit la jeune femme qui comprit qu’elle avait exagéré et qu’elle risquait d’en subir les conséquences.
Pendant ce temps, elle avait pris soin de déposer son roman dans un tiroir de son bureau qu’elle avait refermé. Deux seconde plus tard le Capitaine s’entretenait enfin avec le Préfet auquel il présenta la situation. Il développa ensuite :
– Nous avons une urgence car ceci ne s’est jamais produit à aussi grande échelle.
– Vous voulez donc dire qu’il y a déjà eu des précédents !
– Oui mais pas comme cela. Sur les écrans de contrôle ça arrive de toutes parts et nous voyons tous ici d’innombrables points colorés.
– Je ne comprends pas capitaine. Où est le danger ?
– Le danger réside dans le nombre inhabituel. Les points observés évoluent d’ordinaire de façon aléatoire, désorganisée. Par ailleurs s’ils sont souvent nombreux on parvient toujours à les comptabiliser. Or c’est impossible aujourd’hui. Nous assistons à un afflux extrêmement massif. Des masses rouges sont formées, des masses vertes fluorescentes, d’autres argentées… C’est impressionnant et cela prend tant d’ampleur que nous allons très vite être envahis voire débordés. Le risque est majeur monsieur Le Préfet et à l’heure qu’il est nous ne contrôlons plus du tout la situation. Je le répète il s’agit d’une véritable invasion.
– Une invasion dites-vous ? Que voulez-vous alors ?
– Des forces de police supplémentaires à dépêcher immédiatement sur place sinon je ne répondrai plus de rien.
– Y a-t-il déjà des incidents ?
– Nous en avons observé en effet.
– Et comment ?
– Nous voyons clairement les masses colorées se déplacer et converger vers le même centre ce qui représente un danger potentiel vous en conviendrez. Ce ne sont pas des centaines mais des milliers de points colorés qui s’affichent sur les ordinateurs et la tendance s’amplifie d’heure en heure. De plus par moments, on voit des points disparaître subitement et ce qu’il y a de pire c’est que cela va aussi en s’accroissant.
– Précisez !
– Au début de notre observation du phénomène les masses étaient parfaitement formées. Puis elles ont muté, comme si on avait fait une coupe dans leurs extrémités. Au début un ou deux points s’effaçaient mais maintenant ils s’effacent pas dizaines, subitement.
– Par dizaines dites-vous ?
– Absolument. Par exemple depuis le début de notre conversation pas moins de 120 points colorés ont disparu et dans un moment je crains qu’il n’y en ait 150. Si je puis me permettre monsieur le Préfet nous perdons un temps précieux à parler. Il faut agir au plus vite car en plus il pleut !
– Capitaine, je ne vois pas en quoi la pluie risque d’avoir des conséquences néfastes sur ce phénomène ?
– Vous vous trompez ! La pluie va considérablement aggraver la situation.
– Soit ! Je vous envoie des forces supplémentaires et j’attends ensuite que vous me rédigiez un rapport sur l’origine de ce phénomène inexpliqué.
– Sauf votre respect monsieur Le Préfet, ce phénomène est exceptionnel mais pas inexpliqué et seuls ceux qui ne connaissent pas le monde des deux roues ne comprennent pas ce qui se passe.
– Cessez vos allusions et venez-en aux faits ! Je ne comprends rien à votre imbroglio de points colorés, de pluie, d’invasion, de disparition de points sur vos écrans, de phénomène de masse… Il va falloir m’éclairer parce que je commence à en avoir assez. Dites-moi clairement où se situe le danger ?
– Le danger est pour la population des motards monsieur Le Préfet !
– Ils ont deux roues, un guidon, des routes, un permis de conduire, une signalisation à respecter… et le plus souvent ils se mettent en danger eux-mêmes. Pourquoi les différencier des autres usagers ? Pourquoi les privilégier ?
– Il s’avère que je suis aussi motard et que je suis à même de mieux comprendre la situation. Pendant deux jours c’est le salon de la moto et du beau temps était annoncé, ce qui explique qu’ils soient si nombreux de sortie. Les motards se déplacent généralement en bandes, en groupe et ils ont choisi cette année de s’assembler aussi par marques : rouge pour Ducati, vert pour Kawasaki, couleur chrome pour les Harley… C’est l’origine des masses colorées et chaque point est un motard, une individualité mais surtout un être humain. Et cet être humain est en danger car la pluie abondante qui tombe rend la chaussée particulièrement glissante car proche du salon il y a de nombreuses portions faites de pavés. De plus, les effectifs de police et de gendarmerie qui sont déjà sur place précisent que les motards sont victimes de glissades mais aussi du non respect du code de la route par certains automobilistes : clignotants oubliés, rétroviseurs non contrôlés, distances de sécurité non respectées… la liste est très longue. Ce soir ce sera une hécatombe !
– Mais pourquoi roulent-ils en masse. C’est interdit ! Le code doit être appliqué ! Sanctionnez-les !
– Ils roulent groupés parce qu’ils n’ont pas le choix. Ils sont trop nombreux et s’ils respectaient scrupuleusement de code de la route en roulant les uns derrière les autres, tous les accès au salon et à la banlieue de l’agglomération seraient paralysés. Alors là oui nous aurions un épineux problème de circulation à régler.
– Je vous autorise donc à verbaliser, à faire des contrôles. Allez-y !
– Je l’entends bien ainsi monsieur Le Préfet mais aujourd’hui ma cible sera l’automobiliste. Le non respect des distances de sécurité si banal ne les exposant qu’à des risques matériels, ils s’en moquent. Le motard lui, en cas de collision risque d’être projeté et c’est sa vie qui est en péril. Pour l’oubli des clignotants c’est pareil. Deux carrosseries froissées ne sont rien à côté d’un pilote fauché qui risque de glisser sous une autre voiture… Vous voyez monsieur Le Préfet, les coupes dont je parlais correspondent à des motards fauchés dans le flot de circulation. Cela ne peut durer. Il faut arrêter le massacre et mieux encore il faudrait enseigner aux candidats au permis de voiture les difficultés auxquelles sont confrontés les deux roues et les risques qu’ils encourent. Car il faut bien l’avouer les automobilistes méconnaissent tout cela et s’ils sont parfois fautifs, ils le sont aussi par manque de sensibilisation !
– Je ne voyais pas ça ainsi mais à bien y réfléchir vous n’avez pas tort. Les forces de police volant aujourd’hui au service de la sécurité des plus vulnérables, des deux roues, j’aime l’idée et médiatiquement parlant c’est original…
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Hervé, Martine, Laurent, Brigitte, Jean-Jacques et les autres membres du club de moto arrivèrent sans encombres au salon où ils passèrent une belle journée. Ils remarquèrent sur le bord de la chaussée des forces de police dépêchées en nombre qui, pour une fois, n’étaient pas là pour les verbaliser mais pour veiller à leur sécurité, scrutant dans les habitacles les automobilistes afin que ceux-ci respectent les règles les plus élémentaires de la conduite.
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En quittant son travail ce jour-là, la secrétaire du préfet monta dans sa Nissan. En chemin son téléphone sonna. Son sac à mains était posé à côté d’elle. Elle en extirpa le portable pour prendre l’appel. Aucune vie n’était pourtant en danger. Elle n’était pas urgentiste, elle n’était pas pompier…Pourtant elle répondit. Son mari lui demandait d’acheter du pain. Il avait oublié de le faire. Sa demande ? Une baguette bien dorée, une si précieuse baguette…
Une baguette pour une vie. Y avait-elle pensé ? Probablement car on nous répète qu’au volant le téléphone est un danger. Mais confortablement assise dans le siège de sa voiture elle ne put résister à l’envie de décrocher. Etait-il si important de répondre pour échanger de ridicules banalités ? Les accidents sont pour les autres et puis elle estime qu’elle est prudente ! En face Vincent, un motard, un jeune père et Cécile, une automobiliste. Involontairement la secrétaire fit une embardée, franchissant la chaussée. Vincent l’évita de justesse. Il eut très peur et resterait moralement marqué. Le véhicule de Cécile vint s’encastrer dans un poteau. Pour tous les deux, ce jour-là fut un jour de chance. Ils ne surent jamais qu’ils avaient failli perdre la vie pour un peu d’eau et un peu de farine, le tout bien cuit !
FIN
A bientôt pour de nouvelles histoires inédites. A partager bien sûr !
Bonne route et V.