Dans la laisse précédente, dame Aalais avait maudit son fils Raoul qui refusait d’écouter ses conseils et voulait provoquer la guerre des lignages afin d’obtenir des terres.
Bien sûr aussitôt la malédiction proférée elle le regrette amèrement, craignant qu’elle ne s’accomplisse. Elle se rend dans une église, se prosterne les bras en croix devant le crucifix et dit :
LV
« Glorieus Diex qi en crois fustes mis,
si con c’est voirs q’al jor del venredi
fustes penez qant Longis vos feri,
por pecheors vostre sanc espandi,
ren moi mon filg sain et sauf et gari.
Lasse, dolante, a grant tort l’ai maldi !
Ja l’ai je, lase, si doucement norri !
Se il i muer, bien doit estre gehi,
ce iert mervelle s’au coutel ne m’oci ! «
Ce qui signifie :
55
Dieu qui fûtes mis en croix, s’il est véridique que le Vendredi vous avez souffert sous le coup de Longin (il s’agit du nom du soldat qui infligea le coup de lance au Christ) et répandu votre sang pour nous qui sommes des pêcheurs, rendez-moi mon fils sain, sauf et entier. Je suis une misérable et j’ai fait une folie en le maudissant alors que je l’ai tendrement élevé. S’il meurt, personne ne peut dire le contraire, seul un miracle m’empêcherait de mettre fin à mes jours, de me tuer d’un coup de couteau. »
Comme vous le voyez, dans la littérature médiévale, on aime les extrêmes tant dans les paroles que dans les actes. Les personnages n’aiment pas le milieu, les positions non tranchées. Aalais maudit son fils ( violence verbale) et le regrette, implorant Dieu de l’écouter, menaçant même de mettre fin à ses jours (violence verbale à nouveau). Vous remarquerez aussi que l’orthographe des mots en ancien français fluctue. En effet, l’orthographe, en tant que graphie, n’est pas encore fixée et les scribes écrivent certains mots d’un façon, puis d’une autre… C’est le cas du mot fils, écrit ici en ancien français « filg » (voir la laisse ci-dessus) et que vous avez déjà vu différemment écrit.
Raoul reste sourd aux conseils de sa mère et part en guerre, donnant l’ordre de tout brûler sur le passage de ses troupes. Comme les chevaliers de cette époque, il est alors sous l’emprise de ce que l’on appelle le « furor guerrier ». Cela signifie qu’il ne se maîtrise plus vraiment, qu’il cherche l’apaisement dans la violence, qu’il est déterminé et incroyablement fort. On affectionne aussi les insultes, au Moyen Age. Rien ne l’arrêtera. Il se rend à Origny.
LXII
« Li quens R[aous] fu molt desmesurez.
« Fil a putain – ce dist li desreez –
je commandai el mostier fust mes trez,
tendus laiens, et li pommiaus doreiz. »
Traduction :
62
Le comte Raoul avait perdu toute sagesse.
« Fils de pute, dit l’insensé, j’ai ordonné que ma tente aux pommeaux dorés soit installée à l’intérieur de l’abbaye ! »
Les paroles de Raoul sont jugées scandaleuses, Guerri le lui fait remarquer. On ne dresse pas sa tente à l’intérieur d’une abbaye. Finalement, la tente est dressée sur l’herbe, à l’extérieur. Mais Raoul ordonne de démolir Origny. Les nonnes évacuent l’abbaye. Parmi elles, Marsent, la mère de Bernier qui est devenu l’ami de Raoul lequel l’a adoubé. Marsent s’adresse à Raoul et implore sa pitié, lui demandant de les épargner. Il accède à sa demande mais certains de ses soldats veulent piller Origny. Deux sont tués et le dernier, sauf, revient auprès de Raoul, disant que les gens d’Origny sont riches, orgueilleux et cruels. Il prétend que les habitants ont mis en pièce les deux soldats. Raoul qui a perdu tout discernement le croit et déclare :
LXVIII
A vois c’escrie : « Ferez, franc chevalier –
je vuel aler Origni pesoier !
Puis q’il me font la guere comencier,
se Diex m’aït, il le comparront chier ! »
Traduction :
68
Raoul s’écria : » Frappez, nobles chevaliers ! Je veux aller réduire Origny à l’état de ruines. Puisqu’ils m’ont obligé à commencer la guerre, je jure devant Dieu, qu’ils vont le regretter ! »
Ses hommes s’arment, enfilent les hauberts : l’attaque va commencer. Raoul ordonne que l’on mette le feu :
« Baron, touchiés li fu ! » (laisse LXIX)
Même des enfants périssent dans les flammes. Raoul avait pourtant promis à Marsent d’épargner les gens d’Origny. Il renie en cela sa promesse. La ville s’embrase et Raoul va commettre l’irréparable.
Je vous le raconterai une prochaine fois. A bientôt !